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A l’occasion du bicentenaire de la naissance de Marx, analysons comment l’un des plus grands intellectuels des deux derniers siècles est aujourd’hui traité au cinéma. Dans une époque où les contradictions du capitalisme financier apparaissent aux yeux de tous, l’idée d’un film (sorti en 2017) sur Marx semble en effet intéressante. Raoul Peick, réalisateur engagé, a cependant décidé de prendre le contrepied de la vision commune que l’on se fait de l’allemand, largement associée à sa barbe grisonnante et au Capital. En illustrant sa vie de jeunesse (de 1843 jusqu’au manifeste du PC), Peick va tout d’abord s’intéresser à la vie personnelle de Marx, et notamment à sa relation avec sa femme Jenny et son ami Engels. Friedrich Engels, fils d’une famille de riches filateurs luthériens, fut le partenaire de Marx de 1843 à sa mort. En plus d’avoir fourni à Marx des travaux empiriques sur la situation de la classe ouvrière, il fut également son mécène : il permit à Karl, bourgeois déclassé, de faire survivre sa famille tout en continuant à produire des écrits. Pauvre, traqué par les polices prussiennes et françaises, Marx, joué par un August Diehl très crédible, semble partager sa vie entre une dissidence politique radicale et une promiscuité hugolienne.

Le second sujet du film concerne la mise en germe de sa pensée d’un point de vue théorique (un idéalisme hégélien retourné et renforcé par la lecture des économistes anglais libéraux) et les luttes internes au socialisme de l’époque (notamment Proudhon/Marx). Cette partie est d’ailleurs bien décrite et on constate que le réalisateur connait son sujet. Il n’arrive cependant pas à le transcrire correctement à l’écran, où l’on a plus souvent l’impression d’assister à un cours d’histoire des idées qu’à une épopée politique.

Tout au long du film, Raoul Peck est constamment partagé entre deux tendances irréconciliables et révélatrices (malgré lui) du mode de pensée bourgeois, incapable de concevoir l’unité du corps et de l’esprit. La première consiste à décrire de manière historiographique et scolaire l’ascension marxiste ; la seconde vise à traiter la relation Jenny-Karl-Friedrich comme un drame romantique où l’amour et l’amitié triomphent de la promiscuité et de la persécution. Il y a deux films dans le film, et de ce fait, il n’en demeure aucun. Aurait-il été possible de renvoyer ces deux interprétations dos-à-dos, selon l’expression consacrée ?

Nous pensons que non. Faire un film sur Marx semble en effet aussi téméraire qu’adapter un grand roman de Céline ou de Musil : ni Eisenstein, ni Rossellini n’y sont parvenus. Le média cinématographique, suggestif et métaphorique, ne digère ni les grands concepts abstraits ni les longues profondeurs psychologiques des personnages secondaires. C’est pourquoi les grands scénarios sont souvent tirés de livres mineurs, ou bien adaptent un chef-d’œuvre avec un angle très aigu permettant au scénariste de développer une narration de quelques heures.

Tout réalisateur doit donc faire l’effort d’adapter le fond du scénario à la forme de l’image-son, au risque de se retrouver avec un film surchargé et incompréhensible. Pour donner un autre exemple, en ce qui concerne le choix de la bande-son, on préférera, sauf quelques exceptions kubrickiennes, les très bonnes virgules musicales d’Enio Morricone aux grands mouvements symphoniques du XIXème siècle. Le cinéma est un art incapable d’être à la hauteur de ses différentes dimensions littéraires, picturales, sonores… C’est un art total qui suggère la profondeur sans la dévoiler.

 

Roland Bessenay