Entre Robin des bois et le shérif de Nottingham se joue l’éternelle et incertaine bataille de la rébellion contre l’ordre établi. L’épisode GameStop qui a agité Wall Street au mois de janvier 2021 en a donné une illustration originale.

L’ordre établi sur les marchés financiers autorise des fonds spéculatifs à parier à la hausse ou à la baisse d’une action en l’achetant ou la vendant à terme, c’est-à-dire à un prix fixé d’avance. Si l’action monte alors qu’elle a été achetée à un prix fixé plus bas, le fonds empoche la différence en fin de mois, quand l’opération se dénoue.

Si elle a baissé alors qu’elle avait été vendue plus cher, le fonds gagne encore. L’activité des gestionnaires consiste donc à miser l’argent de leurs clients sur les bonnes cartes.

Effet de percolation : s’unir contre les fonds spéculatifs

En 2020, un de ces fonds, Melvin Capital, joue la baisse de l’action de GameStop, un détaillant de jeux vidéo dont la taille est modeste et les résultats plutôt mauvais. Or, GameStop est une icône des amateurs de jeux vidéo. Sur le réseau social Reddit, des internautes déplorent l’acharnement spéculatif contre l’entreprise.

Survient ce qu’on appelle un effet de percolation : la propagation d’une information fait spontanément émerger un collectif hétérogène mais soudain uni. Certains suggèrent une action boursière punitive contre les fonds spéculatifs. En utilisant leur argent personnel, des milliers de petits boursicoteurs se mettent à acheter des actions de GameStop pour faire monter son cours.

Effectivement, celui-ci passe de 21 dollars fin décembre à… 350 dollars un mois plus tard. Au moment de dénouer leurs positions mensuelles, les fonds spéculatifs qui avaient parié à la baisse perdent des milliards sur le tapis de jeu boursier. Mais les boursicoteurs se dispersent car eux aussi peuvent gagner de l’argent ou éviter d’en perdre trop s’ils vendent rapidement les titres qui ont pris tant de valeur. L’action GameStop retombe à 50 dollars début février. Quant aux acteurs établis du marché financier, furieux de voir leur monopole spéculatif désavoué et ridiculisé, ils multiplient les critiques et les intimidations envers ces joueurs amateurs.

Vague d’émotion chez les joueurs : et après ?

Qu’il soit possible, voire souhaitable, de pratiquer des opérations de contestation sociale en utilisant les marchés financiers n’est pas une découverte (voir mon ouvrage, La République des actionnaires, Syros, 2001). En jouant sur les titres, des associations ou des ONG activistes peuvent peser sur le cours d’une action pour réclamer à une entreprise, par exemple, davantage de responsabilité sociale. Elles menacent sa réputation mais, plus encore, elles troublent les calculs des parieurs qui gravitent autour d’elle. Les fonds spéculatifs sont obligés d’intégrer dans leurs mises les risques d’interventions boursières militantes pouvant viser même à contrer leurs stratégies de jeu.

Cependant, pour être efficaces dans la durée, de telles actions doivent être dirigées par des organisations affichant des revendications et des moyens financiers durables, à l’opposé de l’opération commando sur GameStop. Certes, la puissance de mobilisation par les réseaux sociaux a été prodigieuse. Mais on a vite vu ses limites : une mobilisation fondée sur une vague d’émotion résiste mal aux intérêts particuliers. Car plus elle réussit, plus chaque boursicoteur- militant se méfie de la possible défection des autres boursicoteurs séduits par une éventuelle occasion de gain personnel. Ce n’est pas la main invisible du marché qui pourra assurer la victoire de multiples Robin des bois.

 

Version originale de cet article à retrouver sur Le Monde