L’effervescence numérique trouble les gouvernés qui réclament des décisions claires, pertinentes et équitables pour accepter les objectifs communs. Chronique du Monde, 13 mars 2019

 

Personne ne semble plus contester qu’il existe une coupure entre la société réelle et « les élites ». On a tort, car un tel diagnostic confond ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui sont reconnus comme constituant « l’élite ». Comme l’indique l’étymologie, faire partie de l’élite (du latin elire), c’est être considéré parmi les meilleurs par ceux que l’on gouverne. En manifestant qu’elle possède des compétences et des vertus jugées exemplaires, l’élite suscite la confiance. C’est en conséquence de cela que son pouvoir devient acceptable.

Ainsi en est-il de l’élite qui gouverne les entreprises. Pendant le premier siècle du capitalisme (1800-1930), ce sont les entrepreneurs qui la composèrent comme l’a montré la thèse célèbre de Schumpeter (1883-1950) Capitalisme, socialisme et démocratie (1942). Leurs capacités à dominer leurs passions pour réaliser un projet bénéfique à tous supposaient des compétences et des vertus qui donnaient finalement confiance dans le progrès technique et économique qu’ils promettaient de réaliser.

L’élite entrepreneuriale fut renversée dans les années 1930 par les experts en organisation. La production de masse exigea de nouvelles compétences : planification méthodique, capacités à prévoir et à maîtriser les flux productifs dans le long terme. Elle appelait aussi de nouvelles vertus : la rigueur et le jugement pour créer la confiance dans le fonctionnement du système technique. James Burnham (1905-1987), dans L’Ere des organisateurs (1941), a anticipé combien le second siècle du capitalisme industriel (de 1930 à nos jours) devait être celui des technocrates.

Il fallait être ingénieur pour faire partie de cette élite car diriger la construction d’un pont ou l’exploitation d’une mine prouvait que l’on pouvait aussi bien gouverner une organisation avec rigueur : universités et écoles « prestigieuses » en ont formé des générations tant pour la sphère publique que privée.

La financiarisation de l’économie à partir de 1980 a de nouveau changé la donne. Les entreprises ont été vues comme des espaces ouverts et fluides, intégrant des chaînes de valeur mondiales. Il importe d’extraire de l’information, de connecter des données pour repérer la valeur créée à chaque niveau de l’organisation, jusqu’au profit global. Ceux qui maîtrisent les outils et les contrôles financiers assurent aux « marchés » que le résultat promis par l’entreprise sera réalisé.

Les écoles d’élite se sont mises à former une technocratie spécialiste des ratios et des algorithmes. La direction financière est devenue la voie royale pour accéder au gouvernement des grandes entreprises. Mais avec la digitalisation, une crise des élites se fait de nouveau jour. La confiance à l’égard des technocrates est érodée. S’affirmer garant de performances financières aléatoires ne convainc plus. D’où une dépréciation des vieilles élites et une demande pour de nouvelles.

L’effervescence numérique trouble les gouvernés qui réclament des décisions claires, pertinentes et équitables pour accepter les objectifs communs. Quelle nouvelle élite émergera de cette société inquiète et en ébullition ? Sans doute celle qui donnera confiance dans l’orientation durable et juste d’un système économique toujours plus turbulent. En témoigne la popularité des « leaders inspirants », comme le montre le succès du récent livre de Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées de 2014 à 2017, Qu’est-ce qu’un chef (Fayard, 2018). Reste à préciser les compétences et les vertus des catalyseurs de sens qui formeront cette élite – afin de la distinguer de la foule des charlatans.