« La succession d’un tel leader au pouvoir absolu est une fenêtre de tir idéale pour avancer des pions et recomposer les pouvoirs » (Carlos Ghosn, en septembre 2017 à Paris).

 

Chronique du 14/12/2018. 

La chute brutale de Carlos Ghosn a stupéfié le monde des affaires. Elle n’aurait pourtant pas dû émouvoir ceux-là mêmes qui invitent à accueillir avec enthousiasme la remise en cause permanente des modèles industriels et des avantages acquis. Après tout, que l’instabilité des postes concerne aussi les dirigeants confirme la réalité d’une économie qui se targue d’être en mouvement perpétuel…

Au-delà de ces apparences, la disgrâce de M. Ghosn s’inscrit en réalité dans une logique banale de compétition pour le pouvoir, notamment lorsque s’ouvre une guerre de succession. Banalité qui donne l’occasion de lever deux illusions sur la gouvernance des très grandes firmes multinationales.

Première illusion : croire que la gouvernance de ces entreprises obéit à une rationalité pure, exempte de passions et d’ambitions privées. Loin d’être institué de manière impartiale pour le service de l’intérêt économique de l’entreprise, le pouvoir de gouverner se désire et se gagne. En vingt ans, M. Ghosn a catalysé par son travail et son charisme un empire industriel devenu le numéro un mondial de l’automobile. A 64 ans, régnant sur près d’un demi-million de collaborateurs dans le monde, il présidait à la fois le groupe multinational et chacune de ses entités nationales : Renault, Nissan, Dacia, AvtoVAZ (la marque Lada) et Mitsubishi Motors depuis 2016.

Un coup fatal

Comme souvent dans les jeux de gouvernance, la succession d’un tel leader au pouvoir absolu est une fenêtre de tir idéale pour avancer des pions et recomposer les pouvoirs : après Carlos Ghosn, le maître du groupe mondial sera-t-il français, comme Thierry Bolloré, actuel DG adjoint de Renault, ou japonais, comme Hiroto Saikawa devenu DG de Nissan en 2017 ?

Question d’orgueil national autant que d’ambitions privées. Les Japonais supportent mal que Renault possède 43 % de Nissan quand leur société ne détient que 15 % du constructeur français et aucun droit de vote. Les dirigeants japonais sont de ce fait privés de toute possibilité de conduire la stratégie du groupe. Pourtant, en 2017, le chiffre d’affaires de Renault était de 59 milliards d’euros, quand celui de Nissan atteignait 93 milliards. Le résultat net du constructeur français était de 2,5 milliards, contre 6,6 milliards pour la firme japonaise. Nissan contribue puissamment à un empire industriel sans que ses dirigeants ne le gouvernent…

La succession de M. Ghosn attise donc ambitions et calculs. Or, la meilleure façon de s’assurer de l’avenir est de précipiter le cours des choses : sur la base d’une dénonciation anonyme, M. Ghosn est accusé de dissimulation au fisc. La justice aura à établir l’exactitude et l’ampleur de la fraude. Mais déjà, en emprisonnant le dirigeant, un coup fatal lui est porté : faire perdre la face est la manière la moins sanglante que le Japon ait inventée pour se débarrasser de quelqu’un. A travers M. Ghosn déchu de la présidence de Nissan et de Mitsubishi, la position des Français est attaquée. C’est donc selon un nouveau rapport de force que se prépare la prochaine séquence de cette partie de go.

Illusion

Une partie qui nous permet de dissiper une deuxième illusion sur la gouvernance des grands groupes. La globalisation n’a pas fait disparaître les ancrages culturels nationaux, même aux niveaux de pouvoir les plus élevés. Au contraire, l’identité nationale constitue une ressource sérieuse pour soutenir les mouvements stratégiques des dirigeants et avancer leurs pions. Ainsi, à Billancourt, on s’appuie aujourd’hui sur l’Etat français actionnaire pour conserver à M. Ghosn la présidence de Renault et tenir la position actuelle dans l’alliance. A Yokohama, siège de Nissan, on compte sur la justice japonaise pour le garder un peu plus longtemps en prison et affaiblir encore la position française.

M. Ghosn a incarné le triomphe d’une globalisation supposée conduire à l’effacement des spécificités nationales au profit des entreprises transnationales. Son éviction nous montre que le monde reste un assemblage de nations que les grandes entreprises exploitent mais ne transcendent pas.