YELLOW JACKETS

Analyse de Pierre-Yves Gomez issue du site Aleteia

Pourquoi porte-t-on un gilet jaune ? Pour se rendre visible à ceux qui circulent dans la nuit et pourraient ne pas nous voir, pour leur réclamer donc la vigilance qu’exigent notre sécurité et peut-être notre survie. Ainsi le cycliste prudent le revêt comme l’automobiliste en panne et même, je l’ai vu il y a peu en centre-ville, des ribambelles d’écoliers en sortie collective. Le gilet jaune n’est pas un gilet pare-balle. Il n’est protecteur que dans l’exacte mesure où il attire sur soi l’attention bienveillante, en signalant cette évidence matérielle : attention, j’existe !

La vie banalement matérielle

Je ne sais pas si le choix de ce symbole a été mûrement réfléchi par les promoteurs du mouvement social qui porte désormais ce nom. À vrai dire, j’en doute, parce que ce mouvement n’est ni réfléchi, ni promu par quiconque et c’est ce qui en fait sa puissance étonnante et son intérêt. Il est spontané, il se développe sans plan précis. Il pourra s’arrêter puis reprendre, sous une autre forme, obstiné et insaisissable. Il veut dire quelque chose, mais quoi ? Pas la revendication victimaire d’une minorité, pas de mise en scène ludique de la différence façon gay pride, aucune utopie révolutionnaire pour la société façon Mai 68, rien d’autre que la manifestation monochrome des gens ordinaires et de leurs difficultés d’exister. La réalité de la vie banalement matérielle qui cherche à s’exprimer, voilà qui a de quoi déranger les experts en abstraction et en bonheur public.

L’augmentation annoncée de la taxe sur le diesel a agi comme un détonateur. Rien de plus classique que la grogne face à une taxe, pensent les politiques… Laissons donc le murmure s’éteindre. Mais cette taxe est un symbole. Une enquête de l’Argusmontre qu’en 2017, plus de 98% des véhicules utilitaires roulaient au diesel. De la part des constructeurs, l’offre de véhicules utilitaires à essence n’a représenté que 2,7% des immatriculations. Pas d’offre, pas de choix : la quasi-totalité des milliers d’artisans, de commerçants ou de livreurs sont obligés d’utiliser ce carburant. Telle est la réalité matérielle. La transformation du parc automobile prendra, pour le moins, une décennie. C’est une autre réalité matérielle. Comment le dire aux gouvernants qui hier encore encourageaient par une fiscalité avantageuse ce même diesel désormais vilipendé ?

Ordres et contre-ordres

La vie concrète de millions de gens est ainsi soumise aux aléas des ordres et des contre-ordres de ceux qui prescrivent quels doivent être les comportements rationnels et les idées correctes — quitte à changer régulièrement leur opinion sur ces choses.

Les gouvernants publics ou privés, d’abord, qui concentrent les hôpitaux ou les tribunaux dans des métropoles puis taxent les véhicules indispensables pour s’y rendre ; qui n’investissent pas dans les transports collectifs « non rentables » puis déplorent l’accroissement de l’usage des voitures ; qui considère le travail comme une variable d’ajustement et se désolent du désengagement des travailleurs ; qui imposent la présence d’un alcootest dans chaque voiture, avant de s’apercevoir qu’on ne peut pas en produire suffisamment ; qui s’enthousiasment de la digitalisation du commerce dans « la startup nation », et ne voient pas venir l’explosion des livraisons à domicile…

Le diktat des sermonneurs

Viennent ensuite, les gardes rouges autoproclamés de la morale citoyenne, groupuscules militants, idéologues de tous poils. Par des prêches amplifiés dans les médias traditionnels en mal de sensationnel, ils transforment le moindre boucher en assassin sanguinaire, l’agriculteur en empoisonneur subventionné et le banlieusard en pollueur égoïste. Si vous êtes végétarien, cultivateur d’épeautre bio ou utilisateur de trottinette, ces réquisitoires vous paraissent être l’expression indiscutable de votre supériorité morale. Mais si vous êtes boucher, agriculteur ou banlieusard, non seulement vous êtes humilié, mais pire : vous êtes coincé. Coincé dans votre humiliation. Votre vie quotidienne ne peut pas s’adapter instantanément aux tâtonnements des gouvernants et au diktat des sermonneurs. Ils vous nient donc. Vous devenez invisible. Cela peut un jour toucher tout un chacun, infirmière, retraité, instituteur, agent territorial ou cadre d’entreprise… La vie réelle ne correspond pas avec la vie prescrite : qu’elle se cache donc.

Plus la gouvernance technocratique triomphe, plus les médias organisent le spectacle du politiquement correct et plus les corps intermédiaires sont affaiblis, et avec eux, les lieux de parole et de valorisation des invisibles. Alors, tout d’un coup, sans qu’on s’y attende, le sentiment d’insécurité politique des gens ordinaires ressemble à celui de l’automobiliste en panne au bord de la route : attention, j’existe ! Je mets mon gilet jaune ! C’était à la fois prévisible et inattendu : d’où la panique des politiques.

La protestation des invisibles

Depuis quelques semaines, on essaie de ranger ce mouvement social dans les cases d’un vieil échiquier politique : on veut y déceler la révolte de la campagne contre la ville, des déclassés contre les bénéficiaires de la globalisation, des périphériques contre les urbains, des beaufs contre les bobos, des fascistes contre les démocrates. Au mieux, un remake d’une lutte des classes nouveau genre, qui opposerait les prolétaires bouseux aux nantis citadins. Au pire, la résistance navrante des réactionnaires ignorants à l’économie démocratique et mondialisée.Toujours une condescendance implicite ou affichée pour les invisibles qui devraient le rester. On exhibe des cartes de France qui prouvent, couleurs à l’appui, combien les pauvres se concentrent loin des villes, et les villes loin des pauvres. On oublie qu’on ne vit dans des cartes mais dans des territoires. Et que les SDF sont légions au cœur des villes.

Regardons la réalité simplement puisqu’elle est simple : le mouvement des Gilets jaunes ne s’oppose à rien. Il s’exprime. La diversité hétéroclite de ses revendications en est le témoignage. C’est la protestation spontanée des invisibles pour percer les écrans politiques et médiatiques qui occultent leur vie matérielle, ce qui les inspire ou les entrave, ce qui fait leur place dans la société, leur travail, leur désir de bien faire, leur appartenance à une nation qui, bon gré, mal gré, les a enfantés.

Ce n’est finalement pas grand chose que demandent ces Gilets jaunes : juste de savoir qu’on les prend aussi en considération quand on décide. Pas de revendication catégorielle, et c’est ce qui ennuie les technocrates. Pas de projet grandiloquent, et c’est ce qui navre les idéologues. Pas de manifestations en rangs serrés, et c’est ce qui agace les gardiens de l’ordre. Aucune velléité d’imposer leur loi par la rue, puisqu’ils ne prétendent pas faire la loi. Simplement que l’on prenne en compte ce qu’est leur vie quand on fait la loi, quand on impose des taxes, quand on prescrit ce que doit être leur quotidien. Une attention qui devrait être, admettons-le, le fondement de l’art de gouverner.

La proie des violents

Bien sûr, ce mouvement sera la proie des violents et des casseurs, de tous les idiots utiles à l’ordre technocratique qui, en détruisant, inspirent le désir que la bonne gestion règne. Bien sûr, faute d’être entendu, il pourra s’exaspérer dans des actes délictueux qu’on agitera comme des preuves, comme on le fit de toutes les jacqueries de l’Histoire. Bien sûr, tel ou telle voudra s’en faire le leader inspirant et le récupérer dans son petit commerce révolutionnaire. C’est la loi du genre. Bien sûr, il continuera d’être disqualifié par les tenants de l’économie abstraite, et plus généralement, par ceux qui n’ont aucune intention de savoir ce qu’est la vie réelle du livreur de pizza, de l’éleveur de porc ou de celui qui fabrique leurs trottinettes. Et plus encore, il sera disqualifié par ceux qui voient arriver Noël avec inquiétude parce que les accès aux grandes surfaces pourraient être bloqués, les magasins des centres-villes sous-approvisionnés et les livraisons à domicile compromises. Horreur plus grave qu’une insurrection : un Noël sans bombance !

Emmanuel Macron semble avoir eu l’intuition de la nature profonde des Gilets jaunes dans une phrase de son discours du 27 novembre sur la transition écologique : « On entend le Président, le gouvernement, ils évoquent la fin du monde et nous, on parle de la fin du mois. » Moment suspendu de lucidité ou simple effet de manche ? Las ! La réponse présidentielle passe à côté et reste dans la grande tradition du gouvernement technocratique : annonce d’une rallonge sociale pour les plus pauvres, condamnation des actes de désordre, création d’un nouveau comité Théodule baptisé « Haut conseil pour le climat » — sorte d’abstraction bureaucratique en majuscules. Pour le fond, c’est-à-dire pour la prise en considération de la vie quotidienne, le temps presse, le monde change, même dans le brouillard, il faut foncer, rangez-vous, il n’y a rien à voir.

Ah bon, même dans le brouillard, il n’y a rien à voir ? Autant dire qu’il ne reste plus aux invisibles qu’à enfiler un gilet jaune…