Alors que se multiplient des manifestations sous le label Black Lifes Matter, que la parité entre les hommes et des femmes dans les instances économiques est devenue une exigence politique, que les engagements pour sauver le climat et l’environnement alimentent les causes nobles et les démarches citoyennes ; alors que, dans le même temps, les tensions liées aux différences sociales sont exacerbées à l’extrême, que le niveau de vie des classes moyennes est menacé et que l’inquiétude sur l’avenir économique des plus pauvres s’accroît, il est instructif de porter le regard décalé sur l’actualité du conseil d’administration du groupe français Kering.
Kering est une entreprise de luxe qui, par des achats successifs, s’est créé un portefeuille de marques très haut de gamme, incluant Gucci, Saint Laurent, Balenciaga ou Boucheron. Avec 15 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel, près de 38 000 collaborateurs et 1 500 magasins, c’est un groupe international dont l’activité se répartit entre l’Asie (42 %), l’Europe (32 %) et les Amériques (26 %).
L’équilibre des cultures se joue aussi entre le capital et le travail, puisqu’une administratrice représente les salariés du groupe, tandis qu’une autre est la déléguée d’Artémis, la holding de la famille Pinault. Equilibre symbolique certes, car celle-ci détenant 41 % du capital, son PDG, François-Henri Pinault a tout pouvoir. Reste que huit membres du conseil sur treize sont extérieurs à l’entreprise et forment un casting de stars aux parcours professionnels exceptionnels tant dans de grandes sociétés, que dans l’entrepreneuriat ou dans la création artistique.
Le conseil d’administration de Kering répond ainsi à tous les critères de la « bonne gouvernance », tels que les codes les formalisent : diversité, inclusion, ouverture, compétence. Sa composition traduit aussi l’implication spectaculaire de l’entreprise dans le développement durable et les grandes causes sociétales du moment. Prônant « un luxe durable », Kering publie chaque année un compte de résultat environnemental, et sa stratégie lui vaut régulièrement les applaudissements et les distinctions internationales décernées par des ONG ou des agences de notation.
Si on se situe dans le scénario de l’économie spéculative des trois dernières décennies, Kering représente avec brio la grande entreprise globalisée au succès impeccable, capable de refléter jusque dans son conseil d’administration, les sentiments et les attentes politiquement et écologiquement corrects de notre société. En revanche, si on se place hors de ce scénario, le succès du groupe apparaît comme fondé sur l’appétit des élites, notamment dans les pays émergents, pour des produits de luxe prestigieux signalant leur statut privilégié ; il a donc consacré, à sa manière, la mise en scène exacerbée des inégalités. Cochant toutes les cases de la bonne gouvernance et de l’engagement sociétal, Kering illustre ainsi, par sa réussite même, les contradictions du grand théâtre du monde qui provoquent les tremblements sociaux actuels.