Marcel Proust disait qu’on écrit toujours le même livre sans le savoir (c’est pourquoi il n’en écrit d’ailleurs qu’un seul). Qu’en est-il du cinéma ? Si certains cinéastes, comme Melville ou Tati, refont toujours le même film, d’autres ajoutent des éléments discordants à leur filmographie dans le but de peindre une grande fresque finale traduisant leur vision du monde : est-ce le cas de Martin Scorcese ?
Pour rappel, Taxi Driver traitait de la contradiction tragique existant entre un héros, vétéran de guerre en quête de pureté absolue, et son environnement, une Babylone moderne où le vice est installé comme horizon indépassable. Ici, la question du refus du monde revient au gout du jour, mais la comparaison s’arrête là. Nous sommes au Japon en plein XVIIème siècle, et le christianisme des catacombes, cette fois-ci appuyé par le Vatican, est en train de diffuser le Verbe jusqu’au pays du Soleil Levant. En réaction à cette tentative de conquête spirituelle, les structures traditionnelles japonaises réagiront par une persécution totale des chrétiens se résumant à un choix simple : l’apostasie ou la mort.
Il faut assumer d’emblée le caractère éminemment politique de la violence qui sera exercée contre les Chrétiens. C’est une guerre entre deux systèmes de pensée incompatibles qui se joue : un bouddhisme panthéiste nationalisé contre une chrétienté universelle et prosélyte. Celle-ci est d’ailleurs traitée sans manichéisme de la part de Scorsese, qui peint à grands traits et sans complaisance les actes traditionnels de torture et de mise à mort perpétrés par les japonais.
Au-delà des critiques formelles pouvant être adressées à Scorsese, ce film a le mérite de poser de façon fine l’une des problématiques les plus profondes entre l’homme et Dieu, problématique qui divisa d’ailleurs largement l’Eglise durant cette période. Comment entendre le silence de Dieu ? Dans une situation d’une telle perversité, ou l’obstination dans sa religion mène à la souffrance de nombreuses personnes (ses fidèles, sa famille), ne vaut-il pas mieux abjurer ? Mon martyr est-il finalement un témoignage de ma foi ou de mon orgueil ?
Le film ne tranche pas clairement la question d’un point de vue moral, mais la voix de l’abjuration est en tout cas choisie. Ici, le renoncement public au Christ semble être la solution pour demeurer chrétien. Le moment de la réapparition du personnage de Liam Neeson, prêtre défroqué reconverti au bouddhisme, est l’un des points les plus remarquables du film. Il justifiera son renoncement auprès de son élève par l’incapacité éternelle qu’aurait le christianisme à s’entendre avec le Japon. Celui-ci nous donne ici une leçon de réalisme politique qui n’est pas sans rappeler la parabole du Grand Inquisiteur de Dostoïevski : au fond, le message du Christ serait inatteignable pour les japonais, et il n’y aurait aucune morale à tenter de faire résonner en eux une idée qui de toute façon ne prendra jamais pied. Dieu restera silencieux.
Mais Scorsese va encore plus loin. Pour enfoncer ses deux jésuites apostats dans un christianisme caché (qui doit sans doute lui correspondre), il va les faire collaborer avec l’inquisition japonaise dans l’arrestation d’autres chrétiens. Tout en conservant leur foi intérieure, ces deux apostats vont donc temporellement œuvrer à la destruction de leur propre croyance. Le film se termine sur une voix off : « Dieu répondra… ».
En tentant de s’inscrire dans une tradition du Dieu caché pascalien, Scorsese semble mélanger deux choses : ce n’est pas parce que l’évangélisation nippone manqua de compréhension et d’adaptation aux structures du « marécage » japonais que le principe même de la diffusion sans concessions de la parole du Christ doit être rendu caduc.
En effet, comment Martin Scorsese lui-même aurait-il été en mesure de mener sa foi intérieure janséniste si Rome avait vaincu les chrétiens ? Il n’aurait tout simplement jamais entendu parler de Jésus. La foi ne peut exister que si elle a été transmise. Si la foi est immédiate, à quoi ont donc servi les siècles d’instructions religieuses menés par l’Eglise ?
Il ne s’agit en aucun cas de critiquer le manque de courage de nos deux protagonistes (Jn 8,7), mais, dans une époque où certains catholiques semblent réticents à affirmer publiquement leur foi, de rappeler le caractère profondément politique et médiologique du religieux.
Roland Bessenay