Dans sa chronique du Monde Economie du 26 octobre 2017, Pierre-Yves Gomez explique que malgré les intentions initiales du PDG de BSN, un « double projet économique et social » devient insoutenable quand l’entreprise est aussi soumise aux convoitises d’une finance qui spécule sur ses profits.

 

Il y a tout juste 45 ans, le 25 octobre 1972, Antoine Riboud, PDG de BSN, prononçait à Marseille un discours retentissant. Invité à présenter aux assises du CNPF (l’ancêtre du Medef) un rapport sur « la croissance et la qualité de la vie » (lien vers PDF), supposé dénoncer de manière consensuelle les impacts d’une trop grande industrialisation sur l’environnement, il évoque pendant une heure la question sociale et présente la mauvaise qualité de vie au travail comme une forme majeure de pollution.

Devant un parterre de patrons consternés, il propose de « réduire les inégalités excessives en matière de conditions de vie et de travail » et « de trouver les valeurs qui amélioreront la qualité de la vie en disciplinant la croissance » (cité par Pierre Labasse, Antoine Riboud, un patron dans la cité, Le Cherche Midi, 2007). Antoine Riboud confirme sa réputation de dirigeant réformateur, promouvant dès 1968 le « double projet économique et social » chez BSN, où il lance des chantiers pour l’amélioration des conditions de vie au travail en 1973, puis la semaine de 32 h 30 en échange d’une annualisation du temps de travail dès les années 1980.

Dilution du capital

Il met aussi en place, en 1980, les premiers plans de stock-options pour les 150 cadres dirigeants de BSN. Car le patron social se double d’un redoutable acteur de la financiarisation de l’économie. En 1966, sa vieille société familiale Souchon-Neuvesel avait fusionné avec Boussois pour former BSN, leader dans la fabrication d’emballages en verre.

En 1968, il lance contre la Compagnie de Saint-Gobain la première OPA française, qui échoue mais marque un tournant dans le style jusqu’alors feutré des affaires. La même année, il acquiert Kronenbourg et l’Européenne de brasserie. En 1973, il fusionne avec l’espagnol Gervais-Danone, puis se débarrasse de ses activités dans le verre pour devenir un grand groupe mondial de l’agroalimentaire qui prend le nom de Danone en 1994.

Les acquisitions multiples se font essentiellement par offres publiques d’échanges (OPE) : Riboud récupère les actions de ses cibles sans débourser d’argent liquide, par simple échange avec celles de sa société. En 1989, il doit pourtant s’endetter grâce à la banque Lazard pour racheter les filiales européennes du géant américain Nabisco détenu par le fonds d’investissement KKR.

Conséquence de son développement, Danone voit son capital se diluer dans le marché financier mondial. Dans les années 1990, l’actionnaire de référence est la banque Lazard, avec 6 % des titres. Dix ans plus tard, le plus gros actionnaire, un fonds américain, ne dépasse pas 3 %. Quand Franck Riboud succède à son père, en 1996, la famille ne détient plus que 0,5 % du capital.

La cible d’une OPA

Mais sans actionnaires de référence, la société peut devenir elle-même la cible d’une OPA. Son indépendance dépend du cours de son action. Elle paie sa globalisation par une soumission aux fluctuations du marché financier. Ainsi, lorsque Danone veut racheter Quaker Oats en 2000 et concurrencer Coca Cola sur ses terres américaines, le « marché » s’y oppose. L’action perd 10 % en quelques jours : il faut battre en retraite.

Aussi, comme un tribut, Danone doit verser, chaque année, suffisamment de dividendes pour maintenir la valeur de son capital. L’organisation du travail est orientée par le profit et l’obligation de contenir les coûts. Le dernier plan en date, baptisé Protein, devrait encore permettre 1 milliard d’euros d’économies d’ici 2020 pour maintenir une croissance annuelle du bénéfice de 5 %.

Certes la culture sociale demeure, mais sous la contrainte quotidienne qu’imposent les marchés et les risques de rachat. Tel est, au final, le « paradoxe de Riboud » : malgré ses intentions initiales, un « double projet économique et social » devient insoutenable quand l’entreprise est aussi soumise aux convoitises d’une finance qui spécule sur ses profits. Près d’un demi-siècle après le discours de Marseille, quel patron visionnaire osera affirmer qu’un tel « double projet » doit trouver les moyens de libérer la vie au travail du harcèlement financier ?