Article d’abord publié sur Le Monde.fr à l’occasion de la fête du travail

Par Pascale Krémer

Christophe Clerfeuille, agent pour la ville de Bordeaux et créateur du Collectif Ripeurs, raconte le difficile quotidien d’une profession mal aimée dans la série documentaire « Les Français », sur France 2.

COCOTTESMINUTE PRODUCTION

« Sur l’échelle sociale, on est tout en bas. Le regard des gens change dès que tu parles de ton métier. Tu descends d’un étage. L’éboueur qui vous dit qu’il n’a jamais ressenti le mépris, il ment. Il faudrait qu’un directeur de banque vienne à notre place, qu’il sente ce qu’on ressent. C’est indescriptible. J’ai un collègue, Charles, qui a défilé comme soldat sur les Champs-Elysées. Dans les rues, l’année d’après, avec la tenue jaune, je peux vous dire que plus personne ne l’applaudissait…

Il y a tellement d’a priori sur nous : on fait grève, on est des fainéants, des privilégiés, des bons à rien, bons qu’à un métier de merde. Quand on leur ­demande ce qu’ils font, certains collègues répondent « agent technique à Bordeaux Métropole ». Mais si on n’assume pas, on ne changera pas les mentalités ! On voit des gens se boucher le nez avec leur écharpe quand ils passent à côté du camion, même quand c’est la collecte des papiers et que ça ne sent rien. On a de beaux camions, des tenues nickel, mais c’est une histoire de perception.

« Avec les égoutiers, on a le métier avec la plus faible espérance de vie. Ça m’a choqué. »

Faut voir sur quoi on tombe quand on tape « éboueur » sur Google ! Que du négatif ! Des histoires de grèves, de faux éboueurs qui vendent des ­calendriers. Heureusement, maintenant, on trouve aussi notre association, le Collectif Ripeurs. Je l’ai créée en 2013 pour valoriser le métier, qui est ingrat mais en même temps noble. J’y ai rencontré des bons mecs, des courageux, parce qu’il faut l’être, courageux, au cul du camion. J’ai eu envie de les mettre en avant. Je venais de lire le livre de deux chercheurs, Delphine Corteel et Stéphane Le Lay, Les Travailleurs des ­déchets [Erès, 2011]. Ce qu’ils écrivaient, je le vivais, alors j’ai accroché. Et puis, je suis tombé sur des chiffres : avec les égoutiers, on a le métier avec la plus ­faible espérance de vie. Après la ­retraite, un cadre a encore vingt années dont il peut profiter. Nous, on en a quinze. Ça m’a choqué.

Moi, j’ai postulé parce que je n’en pouvais plus de travailler dans des atmosphères de conflit. J’ai grandi à Pessac (Gironde) dans une famille ouvrière compliquée. On voyait mon père très rarement. Jusqu’à mes 16  ans, j’ai eu un gros problème de santé. J’ai passé des mois à l’hôpital, des journées entières de solitude à regarder les murs. J’avais trop manqué l’école pour pouvoir continuer, alors je suis devenu chauffeur routier. Mais comme je suis un fanatique des ­Girondins de Bordeaux, j’ai eu le projet de monter un pub pour supporteurs.

« Le début a été dur. Je dormais avec des bandes enduites de crème anti-inflammatoire sur les bras, les tibias. »

Avec ma femme, on a pris un bar en location-gérance à La Réole [en ­Gironde], dans la campagne. On était sur une jolie place en pierre, mais ce n’était pas vraiment l’esprit pub. A 7 heures du matin, le premier client attendait son rosé. Quand je refusais d’en servir un qui était soûl, il manquait de me casser une carafe sur la tête. Un gars m’a braqué avec une arme. J’en ai retrouvé un autre tué par balle devant ma porte, un dimanche ­matin. J’ai tenu un an, puis j’ai travaillé dans un gros bureau de tabac près de la gare de Bordeaux, ouvert toute la nuit. Là, c’était les SDF, les toxicos, les ­insultes permanentes. On s’est fait menacer, braquer, tout casser, j’ai dû me battre. J’allais bosser avec la boule au ventre.

Alors, dans la partie « gestion de conflits » de l’entretien d’embauche pour devenir éboueur, je crois que j’ai assuré, même si je ne connaissais pas le boulot. J’avais un oncle éboueur, mais il ne parlait pas, c’était le gars qui dormait tout l’après-midi. Quand je suis arrivé au dépôt, avec deux cents personnes dans une salle et le calme, ça m’a plu direct. Pourtant, le ­début a été dur. Pas le fait de se lever à 4 heures, mais physiquement. Je dormais avec des bandes enduites de crème anti-inflammatoire sur les bras, les tibias. Ça a fini par s’arranger. Et au bout de trois ans, je suis passé chauffeur.

Eboueur, c’est un métier à risques. On est dans la jungle urbaine. Avec les ­engueulades, les coups de klaxon, les gens qui font n’importe quoi. Parfois, les gars ont juste le temps de sauter du marchepied avant qu’une voiture qui veut doubler et qui évalue mal les distances s’encastre dedans. On devient tout blanc, on se dit « ça aurait pu être mes jambes ». Quand arrive 7 heures, les gens sont prêts à rouler sur les trottoirs pour nous dépasser, sans voir les collègues. Derrière le ­camion, les gars se bousillent toutes les articulations à courir, sauter, traîner des poubelles de 50 kg sur des sols irréguliers. Ils inhalent tellement de produits toxiques que, quand ils se mouchent, c’est noir. Les poumons trinquent. Au ­moment de prendre leur retraite, ils sont cassés. Mon oncle est décédé un an après. On meurt dans l’indifférence générale.

« Lors de la tournée, il y a des petits qui nous attendent derrière la fenêtre. Plus grands, ils nous aiment moins, on les réveille. »

Je ne suis pas malheureux. Je ­gagne bien ma vie, 1 800 euros, avec les primes. Je me sens privilégié parce que je suis au service de la population. Il arrive qu’on me dise merci ! Le flic qui met des prunes, il n’a pas cette chance. On nous colle des petits mots sur les poubelles : « On a fait la fête ce week-end, veuillez nous excuser si ça déborde » ou « Notre petit-fils déménage, il vous remercie de vos coucous matinaux qui ont enchanté ses matins ».
Lors de la tournée, il y a des petits qui nous attendent derrière la ­fenêtre. Plus grands, ils nous aiment moins, on les réveille… Quand il pleut, on se motive en pensant que, dans le virage, il y a le petit. Il y a aussi les gens âgés qui nous guettent, on les aide à rentrer leur poubelle. En campagne, certains préparent le pain et le pâté.

Au moment des étrennes, on rencontre tout le monde. Dans certaines villes, c’est interdit. Mais c’est nous enlever le seul moment de proximité. Les gens mettent un visage sur les silhouettes aperçues au loin. Ils sont conscients de ce qu’on fait pour eux. Nous, on se sent valorisés. Comme quand, une fois par an, avec l’association, on collecte dans les dépôts de l’argent pour les enfants ­atteints de leucémie. Là, au moins, on ne nous associe pas à une grève…

Le plus souvent, les éboueurs, on essaie de les cacher. Pas à Bordeaux. J’interviens dans les collèges. Les jeunes viennent à reculons, mais ça se passe super bien. Avec ça, on espère qu’il y aura moins de poubelles renversées sur les trottoirs. En septembre, comme l’an dernier, la ville organisera même une opération « portes ouvertes ». Pas au dépôt, cette fois-ci, mais sur les quais, avec nos camions. On offre de la barbe à papa aux enfants. On nous remercie toute la journée. Ce jour-là, les éboueurs sont les rois du monde. »

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