La nouvelle économie spéculative donne naissance à une nouvelle société, où tous les aspects de la vie humaine finissent par être appréhendés comme des aspects du capital. Ce n’est pas seulement l’argent qui est liquide, mais l’ensemble de la vie culturelle et des mœurs. Suite des réponses aux questions de Thibaut Isabel dans l’Inactuel (voir le début de l’entretien ici)
Thibault Isabel : Le libéralisme primitif reposait sur l’idée que chaque homme pourrait devenir son propre patron, monter sa propre affaire et agir comme un acteur individuel libre sur les marchés. Votre ouvrage démontre que la réalité du libéralisme contemporain est tout autre. Une quantité de plus en plus réduite de très grandes multinationales se retrouvent en situation de quasi-monopoles dans nombre de secteurs, et leur puissance d’influence est devenue considérable. Le travail indépendant a considérablement décru au cours du XXe siècle, et il ne se redresse que très timidement désormais, sous la forme d’une ubérisation qui n’est à bien des égards qu’une nouvelle variété d’esclavage. Sur le plan des idéaux philosophiques, le capitalisme n’est-il donc pas devenu sa propre négation ?
Pierre-Yves Gomez : Le libéralisme primitif dont vous parlez, c’est finalement celui de Pierre-Joseph Proudhon comme celui de John Stuart Mill, une vision de l’économie libérée de la tutelle du collectif, libéralisée, et qui était supposée produire une société de petits entrepreneurs autonomes. Mais il y a longtemps que ce libéralisme-là s’est avéré incapable de comprendre la logique accumulative du capitalisme que Marx a mieux perçu : le capitalisme tend structurellement vers les grandes entreprises et les espaces monopolistiques.
Cette logique accumulative a pris une tournure paradoxale avec la phase spéculative du capitalisme. D’une part, elle a inauguré la reformulation de toute chose comme un capital : le capital financier bien sûr, mais aussi le capital humain, le capital social, le capital innovation, le capital culturel. Mais, d’autre part, l’accumulation financière a renforcé ces grandes principautés économiques que sont les multinationales. Paradoxe donc alors que les sociétés occidentales se désagrègent en innombrables micro-capitalistes dont l’objectif est de valoriser leur micro-patrimoine, qu’il s’agisse d’un appartement sous-loué grâce à AirbnB ou de leur capital de compétences vendu au plus offrant. On peut dire qu’on a assisté depuis un demi-siècle plutôt à une extension du domaine du capitalisme accumulatif masqué par un retour idéologique au libéralisme idéal du premier XIXe siècle. D’où le terme vague mais symboliquement puissant de néolibéralisme.
Thibault Isabel : James Burnham avait stigmatisé dès les années 1940 la montée d’une classe technocratique dans le monde capitaliste, qu’il plaçait sur un plan d’équivalence avec les technocrates à l’œuvre dans les régimes fascistes et communistes. La thèse de Burnham pourrait sans doute être nuancée dans le détail, mais il demeure une réalité historique assez incontestable : les grandes multinationales contemporaines et les gigantesques fonds d’investissement dessinent la toile d’une oligarchie régissant le cours des sociétés bien plus efficacement que les Etats, souvent avec la complicité des gouvernements politiques, soucieux de « concourir à la croissance ». Quelles sont les traits saillants de cette nouvelle technocratie, et en quoi se distingue-t-elle malgré tout des technocraties propres aux régimes totalitaires du passé ?
Pierre-Yves Gomez : Ce que Burnham avait avancé, de manière moins nuancée que Max Weber mais avec plus d’efficacité polémique, c’était que la technocratie est l’impensé de l’analyse politique de l’économie dans le mode de penser libéral, c’est-à-dire moderne. L’économie raisonne comme s’il y avait des marchés ou des plans, mais pas d’acteurs concrets qui animent ces marchés ou ces plans. Burnham constatait, comme beaucoup, la rationalisation bureaucratique de la vie économique en montrant l’émergence des managers, donc des postes à pourvoir, des hiérarchies, des outils et des techniques appropriées, des rapports de forces et de pouvoir au sein de cette technocratie. Son apport est d’avoir suggéré que l’essence de la technocratie est la même dans toute économie industrialisée, qu’elle se réfère à une idéologie libérale démocratique, fasciste ou communiste. Elle prend simplement des expressions différentes selon l’idéologie sur laquelle elle s’appuie.
Bien sûr, la technocratie financière régissant aujourd’hui les grandes masses de financement qui orientent les investissements et les spéculations ne ressemble pas à celle des pays communistes des années 1960. Et pourtant. Elle détermine, qu’on le veuille ou non, notre avenir, elle définit les infrastructures et les modes de vie, et le pouvoir politique doit s’imposer autant qu’il le peut pour limiter son pouvoir – alors même qu’une partie du pouvoir politique est en connivence avec elle comme le montre le passage d’hommes politiques de la finance vers la gestion privée et vice versa.
Mais dire que la technocratie spéculative actuelle ne s’appuie pas sur la terreur policière pour asseoir son pouvoir ne permet pas d’en conclure qu’elle ne se fonde sur aucune violence et aucune coercition. Celle-ci prend la forme d’une normalisation des comportements individuels (les micro-capitalistes) pour obtenir de la performance, servir le projet économique et atteindre les objectifs prescrits. Les outils de contrôle sont exigeants, contraignants. Ils encadrent la population.
La différence entre cette technocratie spéculative libérale et les technocraties managériales totalitaires, c’est le possible recours au droit contre elle. Tant qu’il est loisible de s’opposer à son pouvoir par voie de justice, la technocratie reste contenue dans l’espace politique libéral. C’est pourquoi il faut observer de près la réalité de l’exercice de la justice à son encontre, pas seulement dans les pays développés, mais aussi dans les émergents qui sont nos réserves de ressources. Il faut également observer la fascination de nos élites pour la Chine, pays du capitalisme spéculatif par excellence, mais qui s’appuie sur un régime techno-totalitaire…
Thibault Isabel : Le « Do it yourself » est un slogan à la mode. On pourrait y voir une valorisation de l’autonomie et du retour au local, si ce n’est que le capitalisme spéculatif a très bien exploité cette mode – s’il ne l’a même provoquée – pour intégrer le consommateur dans le travail du produit : on vend par exemple des meubles en kit que le client monte gratuitement lui-même, au lieu de payer un ouvrier pour accomplir le même travail. Dans une perspective plus large, il semble que même les idées les plus apparemment hostiles à la société de consommation en soient parfois les compagnons de route inconscients. Les idéologies contestataires à la mode ont-elles selon vous un véritable pouvoir critique, ou sont-elles les « idiots utiles » du système ?
Pierre-Yves Gomez : Il y a désormais davantage à la mode que le « Do it yourself », c’est le « Do you yourself », « Faites-vous vous-même » : le « Self-made man » comme mode de vie à la portée de tous. Chacun se pense comme le produit d’une volonté de soi sur soi, un entrepreneur de soi-même et sur soi-même dont on est le concepteur, la ressource et le client. C’est pourquoi les idées qui se prétendent « critiques » du capitalisme spéculatif, tout en reposant sur une telle représentation des individus, délimitent le politiquement correct, la pensée admissible fût-elle d’intention critique. Fût-elle même supposée « provocatrice » – et d’ailleurs, plus elle est provocatrice, plus elle est politiquement correcte, tant qu’elle ne remet pas en question la supposée autoréalisation de soi du micro-capitaliste.
L’émission de télévision « C’est mon choix » fut l’expression la plus achevée de cette rationalité politique spéculative à prétention provocatrice. On y voyait des personnes revendiquer haut et fort leurs « différences » et leur droit à la singularité radicale contre l’oppression sociale (qu’elle concerne une coupe de cheveu délirante ou leur désir d’épouser leur animal domestique) résumé dans la question à laquelle se réduit ce type de critique sociale : « Pourquoi pas ? ». Aux revendications de cet anarchisme mondain, les spectateurs du studio applaudissaient avec complaisance, en obéissant aux injonctions de l’équipe de réalisation… Spectacle de la provocation socialement acceptable dont se repaissent les petits-bourgeois d’aujourd’hui, comme les grands bourgeois d’hier s’émoustillaient dans les guinguettes. Mise en scène de la société postmoderne, fondée sur l’individu-entrepreneur-de-lui-même, la mort de l’homme pour reprendre un terme et un thème de Foucault ou le ressenti comme condition de validation de l’expérience.
Rien de cela ne conteste le capitalisme spéculatif. Au contraire, cela lui procure une poésie de sa démesure, les métaphores et les concepts appropriés, son substrat idéologique, insaisissable, liquide, et, dans la sphère savante, une idéologie rigoureuse de la désagrégation, de l’impermanence et du narcissisme – le tout parfaitement nécessaire, parfaitement adapté à l’épopée de l’individu microcapitaliste supposé valoriser son micro-patrimoine et ignorer la concentration massive des moyens de production qui détermine ses choix.
Ce n’est pas un hasard si la pensée post-moderne s’est déployée, depuis les années 1980, très exactement en parallèle avec le capitalisme spéculatif et si elle fait figure aujourd’hui de « critique officielle » dans les départements universitaires de sciences sociales ou humaines. Les vrais dissidents, remarquez-le, ne passent jamais à la télé et n’ont pas de postes dans les universités. Quant aux idéologies qui s’affichent comme contestataires, tel le marxisme de jadis et ce qu’il en reste, ou tel encore le néo-conservatisme et l’écologisme, elles se heurtent à la puissante muraille que dresse devant elles l’esprit malin du capitalisme spéculatif : la dynamique radicalement progressiste qui l’anime. Car spéculer, c’est croire résolument en l’avenir, c’est être optimiste quant aux moyens que nous trouverons pour résoudre les problèmes du moment, c’est parier sur un futur meilleur et y investir dès aujourd’hui, c’est croire que l’homme lui-même peut être amélioré, augmenté.
Quelle idéologie peut faire le poids et promettre un avenir radieux face à cette déferlante « progressiste » ? Aucune, et c’est pourquoi soit elles sont absorbées par le capitalisme spéculatif dont elles deviennent un relais de croyance – comme l’écologie devenue l’« économie verte » par exemple –, soit elles sont soupçonnées de tourner le dos au « progrès » – comme le néo-conservatisme –, et elles deviennent son ennemi-repoussoir le plus efficace.
Thibault Isabel : N’y a-t-il donc aucune issue ? Sommes-nous condamnés à accompagner le capitalisme spéculatif qui « liquide », comme vous le dites dans votre ouvrage, toutes ses oppositions ? Dans votre épilogue, vous suggérez malgré tout une solution…
Pierre-Yves Gomez : Pas une solution, car il n’y a pas de « solution » aux questions que soulève le capitalisme spéculatif, et surtout pas de solutions économiques. Mais il y a une démarche possible. Celle que préconisait déjà Simone Weil dans des circonstances historiques à la fois différentes et comparables : s’enraciner dans la vie matérielle. Face aux fantasmes de l’avenir extraordinaire et des spéculations qu’il autorise, il s’agit de ne pas faire nôtre le récit fataliste que le capitalisme spéculatif produit sur lui-même en misant sur la résistance du réel tel que nous l’expérimentons.