Entretien sur le site du Comptoir (source) : Dans votre livre Le travail invisible, vous montrez comment le travail est devenu invisible à cause des critères gestionnaires des entreprises soumises au capitalisme spéculatif. Pensez-vous que le travail a retrouvé une visibilité pendant le confinement ?
Pierre-Yves Gomez : On pourrait le croire à voir les manifestations quotidiennes de soutien en faveur des personnels de santé ou les milliers de témoignages, de vidéos et de messages qui ont été postés sur les réseaux sociaux en faveur de ceux qui continuaient à travailler pour le bien commun, que ce soit le personnel de nettoyage, de manutention ou de distribution. C’est comme si l’immobilisation subite d’une partie de la société et des entreprises, avait rendu non seulement précieux mais visible le travail indispensable de ceux et celles qui n’apparaissaient pas jusque-là dans la lumière des « hauts potentiels » et des élites super formées. On ne sait s’il s’agit d’un sentiment de gratitude ou de culpabilité collective, sans doute les deux. Il est possible aussi que, dans notre société très portée aux effusions émotionnelles éphémères, cette sollicitude soit sans lendemain. Parallèlement, le déploiement dans l’urgence et à grande échelle du travail à distance a obligé les managers à s’occuper davantage de la vie personnelle de leurs collaborateurs et à prendre en compte les perturbations causées par les exigences de la vie familiale sur celles de la performance ; il leur a fallu composer avec cela et donc intégrer le fait que l’activité professionnelle ne pouvait pas être gérée en déconnexion totale avec la vie matérielle des collaborateurs. De ce point de vue aussi, le travail a été rendu plus visible, sans doute du fait de la défaillance générale du système économique. Les écrans de contrôle et les ratios financiers sont devenus inopportuns. En revanche, les télétravailleurs ont souvent assumé un travail intense en bricolant des espaces et des temps d’activité chez eux et une partie de cette réalité est restée invisible aux organisations. D’autres déclarent avoir continué à travailler tout en étant officiellement en chômage partiel… Bref on a assisté une mise en visibilité partielle de la réalité du travail.
Pensez-vous que les conséquences de la crise sur l’économie rappellent que le travail est le facteur essentiel de la création de valeur économique ?
Il me semble que notre relation au travail a été bouleversée par deux expériences collectives majeures : d’abord nous avons expérimenté que l’économie pouvait s’arrêter presque du jour au lendemain. L’effervescence, la tension et l’agitation permanentes qui faisaient office de culture du travail dans les organisations qui voulaient être « agiles » ont parues subitement ineptes. L’exigence de « remettre » aujourd’hui les salariés au travail montre bien que quelque chose a été cassé dans le mouvement économique frénétique qui était le nôtre. Après le choc dépressif qu’a causé le confinement pour beaucoup, il faudra trouver des raisons substantielles pour embarquer les équipes au travail, et ce sera d’autant plus difficile que l’on prévoit un accroissement du chômage et de la précarité sociale. Les entreprises qui misent sur des discours morbides de type : « il faut vous mobiliser sinon nous allons disparaître » se fourvoient si elles pensent que dans notre société individualiste, cela peut constituer un discours stimulant.
La deuxième expérience collective qui a modifié notre rapport au travail tient à l’organisation des activités durant le confinement. Dégradée et bricolante, elle a mis en cause l’expertise managériale qui triomphait jusqu’alors. Pour rester efficaces, bien des collaborateurs ont dû contourner ou oublier les routines organisationnelles, les stratégies pompeuses, les réunions à n’en plus finir, le formalisme et la division hiérarchisée des tâches. Ils ont réagi au plus près de leur travail et de leurs compétences. La véritable agilité ne s’est pas trouvée dans les politiques managériales, mais dans l’exercice spontané des capacités d’adaptation des collaborateurs. La lourde infrastructure gestionnaire financiarisée a pris un sérieux coup de vieux au profit de l’activité réelle créative et autonome. On y a même pris goût. Revenir, après cela, aux tableaux de chiffres et aux ratios pour repérer la valeur créée par le travail risque d’être vécu comme une résistance des bureaucrates du chiffre. Je crois donc que, même s’il n’y a pas une prise de conscience explicite de la centralité du travail dans la création de valeur, l’époque que nous traversons a rendu au travail réel une présence qu’il avait perdue.
Mais comme le télétravail est passé de l’utilisation marginale à la quasi-généralisation et que, pour conserver la distanciation physique ou faire des économies immobilières beaucoup d’entreprises envisagent de mettre en place des espaces de flex-office ou des bureaux anonymes, on peut penser que cela va amplifier encore l’évaluation du travail par le résultat chiffré. Quelles autres conséquences envisagez-vous sur la relation de travail et sur le lien avec l’entreprise ?
Vous avez raison de souligner ce point : le déploiement du télétravail mais surtout l’anonymisation de espaces de travail collectifs vont accentuer l’individualisation des tâches et l’individualisme des travailleurs. Chacun chez soi, en tout cas pour ceux qui peuvent télétravailler, chacun se gère, s’autonomise au mieux. Et quand on se rend dans l’entreprise, on est reçu comme un collaborateur de passage dont la place est interchangeable ou effaçable. Pour l’instant, les collaborateurs s’engagent dans le télétravail avec le sentiment de mieux maîtriser leur activité, d’être plus libres, de mieux équilibrer leur vie professionnelle et leur vie privée. Bien entendu, les organisations vont réagir. Plus le télétravail se développera, plus seront déployés des outils de contrôle des performances à distance. À terme, le « télécollaborateur » risque d’être plus que jamais contrôlé en fonction des résultats à atteindre et de l’application conforme des procédures à observer. Davantage d’individualisme et donc davantage de contrôle par les objectifs. Mais il y a un élément qui complique encore la nouvelle organisation du travail : avec la crise sanitaire s’est accentuée la distinction entre ceux qui pourront travailler à distance et donc gérer de façon singulière leur vie professionnelle et leur vie domestique, et ceux qui continueront de distinguer les deux en exerçant leurs activités professionnelles en dehors de leurs lieux de vie. D’où des organisations à deux vitesses et une difficulté nouvelle pour créer du collectif et de la justice organisationnelle, non seulement entre des collaborateurs travaillant à distance, mais peut-être plus encore entre les collaborateurs travaillant à distance et ceux qui travailleront « sur place ».
Il faudrait donc revenir en arrière ?
Pas du tout, car ces évolutions me paraissent irréversibles. Les expériences collectives qui ont été faites sont désormais indélébiles. Elles ne font d’ailleurs que poursuivre des tendances qui étaient déjà présentes dans le monde des entreprises, que ce soit l’individualisation ou le creusement de l’écart entre les populations de collaborateurs. Il faut donc penser l’organisation du travail à partir de ces données sociales et culturelles et imaginer de nouvelles formes de solidarité qui puissent produire des communautés de travail efficaces.
Compte-tenu des évolutions du travail, pensez-vous qu’il soit encore possible de trouver du sens et de s’accomplir par le travail dans un cadre de travail « classique » ?
Tout dépend de ce qu’on appelle le travail « classique ». Je suppose que vous entendez par là le travail réduit à sa dimension professionnelle. Mais on sait bien que les activités productives prennent bien d’autres formes dans notre vie matérielle : le travail domestique, l’éducation des enfants, le travail associatif, collaboratif, sur Internet, le travail du consommateur qui sélectionne, remplit des formulaires ou évalue des produits et alimente le Big Data, etc. Et tout cela produit de la valeur économique et sociale. Bref, le travail ne s’est jamais réduit à la sphère professionnelle. De fait, depuis quelques années déjà, avec la démocratisation des ordinateurs, des téléphones et des réseaux, le prestige des activités professionnelles avait décliné, notamment chez les jeunes, parce qu’il existe de nombreuses façons de valoriser les compétences et de s’épanouir en exerçant des activités hors de l’entreprise. D’où une crise latente du sens dans les entreprises, crise accentuée par la financiarisation qui a imposé des objectifs plus ou moins absurdes, une culture du changement frénétique sous couvert « d’innovation » permanente mais qui était de moins en moins convaincante parce qu’elle n’arrivait plus à masquer le vide de projet économique et social concret. Cela était déjà très clair dans les entreprises avant la crise. Le caractère tragique de celle-ci, au sens théâtral du terme, n’a fait qu’accentuer le sentiment que les efforts au travail méritent d’être évalués en fonction de l’utilité et de l’intérêt des tâches à accomplir. On l’a vu avec les hommages aux soignants dont nous avons déjà parlé. Après que des milliards de personnes ont subi les lourdes contraintes du confinement supposé « sauver des vies », il n’est pas possible de les remettre au travail dans les entreprises pour « sauver l’EBITDA ». Il faut leur proposer des enjeux à la hauteur du pathos qu’elles ont vécu.
On parle beaucoup des coopératives, mais elles semblent surtout rencontrer un succès d’estime. Alors qu’on dénonce l’arbitraire ou le manque de sens dans le travail, pourquoi des formes d’entreprises plus coopératives et démocratiques ne rencontrent-elles pas davantage de succès ?
Enfin, je crois qu’il faut tenir compte d’un phénomène culturel de fond : notre société est devenue individualiste jusqu’au narcissisme. Si le mouvement coopératif ne recueille qu’un succès d’estime, c’est que, bien souvent, les individus préfèrent n’avoir avec leur entreprise qu’une relation contractuelle qu’ils peuvent rompre à leur convenance, sans l’engagement personnel, émotionnel et politique que constitue l’appartenance à un projet coopératif ou mutuel. C’est pourquoi il me semble que celles-ci doivent reformuler leur projet en tenant compte de ce contexte : ce n’est pas seulement leur gouvernance qui doit être différente et attractive, ce sont surtout leurs modes de gestion grâce au projet sociétal qui les anime, un projet dont le sens n’est pas pollué par la nécessité d’atteindre des objectifs de profits financiers inutilement élevés.
À ce propos, pensez-vous que la menace du réchauffement climatique, et la nécessaire prise en compte de critères écologiques, remettre en cause le capitalisme spéculatif que vous décrivez dans votre dernier ouvrage ?
Nous avons une opportunité historique de nous préparer à un avenir environnemental mais aussi social fortement dégradé. Un avenir que nous aurons à affronter, de toute façon, dans les prochaines décennies. La question est de savoir si nous allons profiter de la crise économique pour bâtir du neuf ou pour réparer du vieux. Par bâtir du neuf, j’entends que des secteurs économiques doivent inévitablement changer leur manière de produire, d’utiliser des ressources ou d’exploiter des différentiels de coûts de production. C’est le moment de le faire, d’investir pour inventer une économie raisonnable, durable, paisible. Bien sûr, cela implique de la casse sociale et économique, puisque le vieux modèle doit être restructuré, mais cette casse, je le répète, devra se faire tôt ou tard.
Si on veut à tout prix limiter la casse aujourd’hui en faisant redémarrer coûte que coûte la machine économique telle qu’elle fonctionnait dans les dernières années, on ne fera que reporter les transformations indispensables tout en dépensant notre richesse en pure perte pour tenter de sauver ce qui est déjà condamné. C’est comme si, dans les années 1980, on avait investi massivement dans la production de machines à écrire pour sauver des emplois de dactylos. Les gouvernants d’aujourd’hui, qu’ils soient politiques ou dirigeants d’entreprises seront jugés par l’Histoire d’après le courage avec lequel ils prendront cette responsabilité, douloureuse, certes, mais nécessaire : casser ce qui ne doit plus être, investir dans ce qui doit être. Cela est important aussi bien pour donner un élan au pays, qu’aux entreprises et au travail. Ce peut être un enjeu à la hauteur de ce que j’ai appelé tout à l’heure le « pathos que nous venons de vivre ».
Mais ce rôle ne concerne-t-il pas aussi le consommateur et par une prise de conscience de notre propre exploitation par l’esprit de rente et de spéculation financière censé assurer notre sécurité matérielle future ?
Oui, la casse dont je parle commence par-là : mettre par terre nos exigences de consommateurs gavés et capricieux. Casser en nous-mêmes les rouages qui nous font croire que, dans tous les domaines, le désir insatisfait est un art de vivre heureux alors qu’il nous asservi à une consommation sans fin, dans tous les sens du terme. La transformation de notre système économique spéculatif passe par notre propre transformation culturelle, politique, j’oserai dire spirituelle, de manière à nous assumer comme travailleur avant d’être des consommateurs. Ivan Illich nous a bien montré, il y a un demi-siècle déjà, que la capacité de fabriquer, d’agir sur ce que l’on consomme est une condition de notre liberté. Ce qui suppose un mode de vie plus sobre, plus maîtrisé mais paradoxalement plus riche de sens. Tout à l’opposé de ce que l’esprit de rente ou les promesses de la spéculation nous susurrent depuis des décennies : enrichissement rapide, jouissance répétitive, dilapidation des ressources, attente d’un toujours plus d’on ne sait trop quoi. Je crois que s’il y a quelque chose à casser, dans notre manière de vivre, c’est la croyance que la sécurité matérielle est le produit d’une croissance constante de nos revenus, alors qu’elle est le fruit d’une consommation raisonnable et surtout des solidarités humaines solides que l’on sait entretenir.