Court texte dans la revue Alternatives Economiques pour aborder quelques thématiques de mon nouvel ouvrage: comment sommes-nous tous devenus spéculateurs ? Comment sortir de cette spirale ? En voici l’intégralité :
Qu’elle se manifeste dans des mouvements sociaux anarchiques, dans les limites annoncées des ressources disponibles ou dans l’emballement rhétorique sur l’apocalypse écologique, la crise semble imminente. On n’attend que l’étincelle qui fera aussi exploser les marchés financiers pour en avoir la confirmation.
Or, depuis les années 1980, la crise est permanente parce qu’elle régule les emballements frénétiques du capitalisme contemporain. Un capitalisme spéculatif qui se nourrit des promesses de valorisation infinie du capital des entreprises, alimentées soit par leurs profits, soit par l’anticipation de disruptions extraordinaires supposées produire de gigantesques destructions créatrices de valeur à l’échelle planétaire. Forts de cette croyance, les financiers, comme les innovateurs, les transhumanistes ou les agents immobiliers s’enthousiasment, les startupers sont portés aux nues et les géants de la tech bénéficient de capitalisations exorbitantes. Il faut croire en un avenir prodigieux pour alimenter les promesses qui fournissent aux immenses quantités de capitaux disponibles d’immenses espoirs de gains.
Tous spéculateurs
En quatre décennies, l’esprit spéculatif a gagné tous les marchés et tous les niveaux sociaux. Chacun s’est découvert microcapitaliste et spécule, qui sur son capital social, qui sur son modeste capital immobilier, qui sur son capital santé… Ceux qui sont exclus de la spéculation généralisée se révoltent sporadiquement contre les élites, qui leur fournissent aussitôt les subsides nécessaires pour entrer momentanément aussi dans la ronde des paris sur l’avenir. Le capitalisme spéculatif vit de bulles économiques et sociales qui gonflent, explosent et se reconstituent…
En attendant, les dettes financières, sociales ou écologiques s’accumulent et nous n’avons pas d’autre choix que de spéculer encore pour ne pas céder à la panique. Car c’est la panique, vécue comme la confrontation soudaine des rêves aux limites que pose le réel, qui produira, à terme, la véritable crise du capitalisme spéculatif.
Devant la montée du péril, on cherche des « solutions ». Certains, désemparés par un système qui a fait exploser leurs fondamentaux, prônent des régulations publiques pour modérer les extravagances. D’autres observent que des pratiques alternatives émergent déjà pour éviter la course infinie aux profits et l’épuisement des ressources. D’autres désignent des boucs émissaires pour cristalliser sur eux l’incertitude mimétique. D’autres encore proposent de repenser le capitalisme afin de réintroduire de l’éthique et des stratégies durables. Quelques-uns attendent la catastrophe finale comme une délivrance, qui permettra de reconstruire la société à neuf. Mais aucune solution ne s’impose pour fonder un espoir collectif et un futur désirable.
Vaines promesses
Car il n’y a pas de « solution » aux difficultés que pose le capitalisme spéculatif. L’Ecole de Palo Alto a montré qu’on ne peut trouver de réponse à un problème en raisonnant dans le cadre qu’il dessine. Comme le capitalisme contemporain se nourrit d’une infinie spéculation sur les promesses de l’avenir, ce n’est pas en formulant de nouvelles promesses qu’on échappera à sa logique. Même « alternatives », elles entretiendront les mêmes chimères.
La seule façon de sortir de labyrinthe, c’est de prendre conscience qu’on n’y est pas réellement. L’esprit du capitalisme spéculatif est malin quand il nous fait croire que notre vie matérielle, ici et maintenant, se réduit au récit qu’il compose. Or, au quotidien, nous expérimentons aussi l’amitié, l’échange gratuit, la solidarité, le désir du travail bien fait, le goût de l’utile ou le besoin de justice. Ces expériences nécessaires au fonctionnement effectif des sociétés et des économies échappent aux escalades spéculatives. Pour ne pas être emportés par les illusions, plutôt que de promettre un monde nouveau, il nous faut nous enraciner dans la vie matérielle, seule réalité sur laquelle fonder y compris des analyses économiques qui ne soient pas trompeuses.