Les grèves à l’Assistance Publique-Hôpitaux Parisiens (APHP) disent quelque chose d’essentiel sur la manière dont le travail a été considéré et déconsidéré par 20 ans de financiarisation. Salariés et direction s’opposent sur le temps de travail. Actuellement de 7h36 ou 7h50 par jour pour une grande partie des personnels, il pourrait passer à 7h30, moyennant une diminution du nombre de jours de RTT annuel.

Levée de bouclier des salariés qui affirment avoir besoin de ces jours de repos pour se remettre du travail toujours plus intensif et exigeant auquel ils sont soumis. Protestation de la direction qui assure que la sauvegarde de l’emploi est la seule préoccupation qui explique cette réallocation du temps de travail. Mais quoi ? On s’écharpe pour ces 4 minutes de travail en moins par jour, compensées par 3 jours de travail en plus par an. On fait grève. Comment s’emporter pour si peu ?

On s’écharpe pour ces 4 minutes de travail en moins par jour, compensées par 3 jours de travail en plus par an. On fait grève. Comment s’emporter pour si peu ?

Vu de Sirius, en effet, la situation est ubuesque. Car de quel travail parle-t-on ? Celui du personnel de santé, du soin aux personnes, de l’accompagnement des malades, de ce qu’il y a de plus humain, de plus noble et de plus civilisé dans le travail : l’attention aux vulnérables, le souci de leurs corps et de leurs bien-être. Que tout cela se réduise à mégoter pour quelques minutes par jour et quelques jours par an quand il s’agit de la vie humaine, peut choquer et sans doute désespérer le sens commun.

Mais ce sens commun a tort. Car ce qui est vraiment choquant, ce qui devrait provoquer notre indignation, c’est qu’on soit conduit, en ce début de 21ème siècle, à parler du travail des personnels de santé en termes de minutes, de jours, de temps passé avec un malade, de minutes de travail et de jours de repos. Que le soin aux personnes ait été réduit à des grilles de chiffres, des délais et des rythmes standardisés, voilà le scandale. Que l’acte de prendre soin soit aspiré par la rationalité comptable des organisations, voilà ce qui révolte. Que l’énergie, l’intelligence humaine et les ressources financières soient consacrées à organiser les temps de travail à la minute près et qu’elles s’épuisent dans des usines à gaz, voilà ce qui devrait nous indigner. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Que le soin aux personnes ait été réduit à des grilles de chiffres, des délais et des rythmes standardisés, voilà le scandale. Que l’acte de prendre soin soit aspiré par la rationalité comptable des organisations, voilà ce qui révolte.

La logique de la financiarisation, c’est-à-dire de l’orientation du travail par l’abstraction, le chiffre, le calcul économique a fait son œuvre depuis des années. Elle a métamorphosé l’hôpital, naguère lieu de prise en charge en un espace de rentabilisation des lits et des actes. Elle a transformé le personnel hospitalier, d’accueillant et de soignant en gestionnaire de temps rare. Elle a déplacé le souci du bien faire en souci de faire au mieux dans un délai contraint. L’obsession du travail compté a ainsi pris le pas sur le sens du travail utile. Devenu intensif, du fait même des 35 heures, le travail, de plus en plus épuisant exige… la réduction du temps qu’on y consacre. Cercle infernal. On en vient à calculer les minutes. Logique inexorable de la comptabilisation qui se retourne contre les salariés et contre les managers.

C’est pourquoi il ne s’agit pas de regarder cet épisode depuis Sirius. Il faut redescende sur terre et parler du travail réel. Entendre ce que révèle cette tension sociale d’un malaise plus général, encore latent mais partout présent et dont la crise des hôpitaux est un symptôme : soumis à l’abstraction financière, le travail se réduit à du temps rare dont il faut maximiser l’usage. Il perd son épaisseur, sa signification, sa vitalité. Ce que l’on croit gagner en rationalité on le perd en consistance. Cette pathologie est auto-immune, sitôt acquise, elle s’entretient toute seule. Au-delà des hôpitaux de Paris, la crise aux APHP nous révèle une maladie sociale, dont ils ne meurent pas tous, mais tous sont frappés.