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La loi du XXIe siècle, aussi rusée que les « lettres de marque » du XVIIIe siècle, sert les Etats assez puissants – et principalement les Etats-Unis – pour imposer leurs règles afin de protéger leur propre commerce.
Chronique tirée du journal le Monde du 23 mars 2018

 

Au début de la mondiali­sation, au XVIe siècle, la guerre commerciale prenait une forme maritime. Le transfert de richesses de l’Amérique vers l’Europe se faisait par bateaux. Les convois étaient le cordon ombilical apportant les produits de l’exploitation des mines d’or et d’argent notamment vers l’Espagne, hyperpuissance du moment. Les intercepter avait un double avantage, économique en enrichissant ceux qui s’y adonnaient, et politique en affaiblissant la puissance adverse.

Deux acteurs intervenaient dans ces combats maritimes : les pirates et les corsaires. Le pirate agissait pour son propre compte en dehors de toute légalité ; c’était un hors-la-loi traqué par les polices des mers et pendu à l’occasion. Le corsaire, lui, exerçait une activité dûment autorisée par une « lettre de marque » de son gouvernement pour mener « la guerre de course » en s’attaquant au commerce ennemi au nom du droit de son pays.

Pour les Etats, c’était un précieux auxiliaire participant à la défense des intérêts géopolitiques des compagnies nationales. Le libre-échange mit un terme à cette forme de conflit : en 1856, par le traité de Paris, les Européens se sont interdits de s’y livrer. Ce fut la fin des corsaires après celle des pirates. Tout au moins sous ces formes anciennes. Car l’économie numérique a réactivé l’importance vitale des flux internationaux et des transferts d’information, si bien que pirates et corsaires sont de retour sur la vaste mer des affaires.

Gain abondant

Pirate se dit en anglais hacker. Le cyberpirate surfe sur les réseaux pour ouvrir une brèche dans les systèmes informatiques des entreprises. Si la victime est rarement coulée, les dégâts permettent de la fragiliser, de la rançonner en bloquant son système d’information ou de détourner des données précieuses pour les revendre à d’autres usagers. L’attaque de pirates utilisant le virus de rançon WannaCry a touché 300 000 entreprises en avril 2017.

Selon une étude de l’éditeur de ­logiciels antivirus McAfee, le coût total de la cyberpiraterie pour l’économie mondiale pourrait atteindre 450 milliards d’euros par an (« Net Losses : Estimating the Global Cost of Cybercrime », 2014, lien vers PDF en anglais). Les cyberpirates sont des individus ou des groupes hors la loi, mais il n’est pas douteux que des gouvernements récupèrent ou tolèrent leurs pillages au profit de leurs intérêts stratégiques et de ceux de leurs entreprises.

Les corsaires abordent les entreprises dans une tout autre perspective. Régulateurs publics ou avocats, ils s’attaquent aux sociétés qui violent les lois du commerce de leur pays en les faisant condamner à payer des amendes ou des règlements amiables. Le droit est avec eux et le gain abondant. Par exemple, selon un rapport du Boston Consulting Group (« Global Risk 2018 : Future-Proofing the Bank Risk Agenda »), les établissements financiers ont été ponctionnés de 280 milliards d’euros en pénalités de toutes sortes entre 2009 et 2017.

Fait de guerre

Il est normal de faire payer aux contrevenants aux lois une partie de leurs profits. Mais c’est aussi un fait de guerre économique, quand les nouveaux corsaires servent les Etats assez puissants pour imposer leurs règles et leurs procédures afin de protéger leur propre commerce.

La loi du XXIe siècle est aussi rusée que les lettres de marque. Sur les 280 milliards d’euros prélevés aux banques, les Américains en ont récupéré 243 et les Européens 18, alors que leurs établissements ont dû s’acquitter de 110 milliards d’euros. Dans le même filon, les dix plus fortes amendes pour corruption payées aux Etats-Unis ont frappé sept entreprises européennes, deux américaines et une japonaise.

Alstom, Technip ou Total ont versé plus d’un milliard d’euros depuis cinq ans, après avoir été principalement poursuivies pour contournements d’embargo sur des marchés décrétés… par la diplomatie américaine. Les Européens sont les derniers à croire aux bienfaits sans partage d’un libre-échange qu’ils ont jadis imposé pour leur domination et qui, désormais, les dépouille.