Le statut de victime a acquis une grande aura dans l’opinion des sociétés occidentales. Il donne aux personnes qui prennent la parole en tant que victimes, un puissant moyen de pression sur la gouvernance des institutions. Loin d’être purement moral, le phénomène est un produit de la « sociétalisation », cette nouvelle manière de réguler les conduites en les soumettant aux injonctions de la société civile.
Quand l’indignation privée devient un problème public
Le mouvement #metoo, dont on vient de célébrer les cinquième anniversaire, est un bon exemple du mécanisme. Considérés longtemps comme une expression « normale » de la différence de statut symbolique et pratique entre les hommes et les femmes, les comportements sexistes ont été dénoncés comme des manifestations abusives de la violence masculine. Une telle reformulation a été permise par ce que le philosophe John Dewey a appelé la publicisation du problème (Le public et ses problèmes, 1927), c’est-à-dire par la prise de conscience par des femmes que les actes machistes dont elles étaient victimes dépassaient leurs vécus personnels et concernaient toute la société. Ils banalisent en effet des rapports de domination qui structurent le vivre ensemble d’une manière intolérable.
En utilisant les réseaux sociaux, ces femmes naguère isolées ont permis l’émergence d’une conscience publique sur le sujet, construite par l’accumulation de témoignages individuels montés en généralisation sociale.
Depuis une décennie et dans la même veine que #metoo, des groupes de parole ont « publicisé » de nombreux sujets : harcèlements physiques et moraux, abus d’autorité, manipulations psychologiques, violences sexuelles ou conjugales, mépris des minorités et discriminations de toutes formes manifestées par les gestes ou les paroles. Selon une démarche comparable, des actes individuels sont rendus publics pour dénoncer le système institutionnel qui les invisibilise. La prise de parole à partir de cas privés n’a pas vocation de « rompre le silence », comme on le dit souvent, mais au contraire, de mettre des mots communs sur des comportements qui étaient jusqu’alors inexprimés, tout simplement parce qu’ils n’étaient pas pris en considération.
La publicisation est finalement le résultat, souvent involontaire, d’indignations qui se communiquent par un triple mécanisme dû aux interconnections par les réseaux sociaux : 1) une possible diffusion « virale » des informations ; 2) le partage d’expériences personnelles permettant une communication émouvante qui facilite la compréhension et l’empathie ; 3) l’effet d’auto-renforcement des jugements de valeur dès lors qu’ils semblent être massivement partagés.
Ainsi s’impose un problème « public » au sens de Dewey, mais moins au terme d’une délibération raisonnable comme l’imaginait le philosophe américain, que comme un mouvement social auto-réalisé.
Nouvelle autorité de la victime
Fait politique nouveau, la publicisation renverse la logique classique mise en évidence notamment par René Girard (La violence et le sacré, 1972), selon laquelle la victime est l’objet d’un scandale et le bouc émissaire passif d’un sacrifice public qui relève du sacré. Au contraire, la publicisation démocratise en quelque sorte le statut de victime qui devient non l’objet mais le révélateur du scandale ce qui lui procure une compétence exceptionnelle pour pouvoir énoncer publiquement une parole d’autorité dans la société.
Remettre en cause le caractère essentiel de cette autorité, c’est s’exposer au soupçon de mépriser la victime elle-même en tant que personne souffrante et donc d’être du côté du bourreau. D’où l’efficacité politique des revendications victimaires, leur multiplication et l’extension toujours plus large du périmètre des victimes, incluant désormais pêle-mêle, celles du réchauffement climatique, les animaux menacés par la chute de la biodiversité, les forêts ou la Terre elle-même, victime ultime de l’activité humaine.
Choc en retour sur la gouvernance des organisations
La publicisation victimaire est une des dimensions de la sociétalisation du monde contemporain, c’est-à-dire l’irruption de « la société » (quel que soit le contenu de ce terme) comme un acteur politique légitime et déterminant, ce que nombre de gouvernants n’ont pas encore saisi. On voit pourtant, depuis une décennie, qu’elle fait exploser les cadres de l’exercice du pouvoir dans toutes les organisations qu’elles soient politiques, religieuses, associatives, culturelles, et bien sûr économiques.
Face au statut que procure la position de victime, la hiérarchie, la compétence technique ou la tradition perdent leur légitimité à détenir l’autorité a priori. La confiance de la « société » ne se bâtit qu’en montrant a posteriori que l’on a tenu compte des injonctions publiques émanant des victimes réelles ou éventuelles de ses activités et auxquelles on a veillé à conformer ses conduites de manière convaincante (bien que toujours critiquable).
Mais l’hétérogénéité d’injonctions publiques parfois contradictoires, de plus en plus nombreuses et floues, rend le climat trop instable pour assurer, à terme, la soutenabilité des stratégies et des gouvernances. Dans le monde hyper-publicisé de la « sociétalisation », il faudra nécessairement qu’émergent, dans les organisations, des principes d’arbitrage et de choix pour répondre aux multiples indignations possibles.
En d’autres termes, il fera partie des principes de gouvernance de toute organisation de définir préventivement sa raison d’être, l’impact attendu de son activité sur ses membres et sur son écosystème ainsi que le contenu, les modalités d’évaluation et le périmètre de ses responsabilités en cas de dérive ou d’abus dans son fonctionnement. L’intégration de parties prenantes dans la gouvernance devra d’autant plus être élargi que l’impact de l’activité de l’organisation sera lui-même reconnu comme large. C’est là une condition pour que la « sociétalisation » ne se confonde pas avec une explosion d’injonctions désordonnées de la société civile, mais débouche sur une responsabilisation plus raisonnable et délibérative des parties prenantes dans la réalisation d’un bien commun dont l’organisation serait garante. J’y reviendrai dans une prochaine chronique.
Faute de quoi, la publicisation victimaire continuera de dégager d’innombrables nouveaux sujets d’indignation publique et, en réaction, les décideurs se prémuniront d’un scandale et d’un discrédit moral toujours menaçants par un conformisme craintif.