Cet article a d’abord paru sur theconversation.com

Il y a plus de 20 ans, j’ai rencontré René Girard dans un escalier. Il montait chez une amie commune, Angèle de Radkowski. Angèle voulait absolument que le jeune chercheur que j’étais connaisse l’illustre penseur. Illustre mais simple, immédiatement cordial, avec la distance un peu mystérieuse particulière à ceux qui sont hantés par la recherche du vrai. Il paraissait toujours regarder par-dessus les choses. Chez lui, pas d’opinion brillante et éphémère, mais une quête intriguée, obstinée de la vérité sous-jacente aux mécanismes profonds qui meuvent les communautés humaines.

La connaissance de la réalité, activité de toute une vie

On a dit que René Girard était obnubilé par son modèle mimétique, qu’il ramenait tout à celui-ci. Il était surtout obsédé par ce que son modèle pouvait révéler et s’il le prenait passionnément au sérieux, c’était parce qu’il considérait que la connaissance de la réalité est une activité sérieuse, activité de toute une vie. Il avait la certitude qu’il avait « découvert » des choses essentielles, « cachées depuis la fondation du monde » selon le titre d’un livre d’entretiens paru en 1982, et qu’il lui appartenait de mettre au jour pour le temps présent.

Qu’avait-il donc découvert d’essentiel ? Au départ, la dimension mimétique du désir. Nous désirons parce que d’autres désirent ce que nous désirons. Le désir qui nous meut ne caractérise pas notre individualité, il nous enferme plutôt dans des relations sociales inéluctables.

La philosophie libérale moderne a affirmé que l’individu agit selon son utilité et son libre désir, comme si ce désir était défini par lui seul : je suis libre parce que je fais ce que je désire. Le désir rend l’individu autonome. Girard montre qu’il n’en est rien. Loin d’autonomiser, le désir crée au contraire une dépendance aux autres : en effet, il ne peut y avoir d’objet de désir qui ne soit aussi désirable par autrui. Plus encore, c’est précisément le désir d’autrui qui valorise à nos yeux l’objet de notre désir : je désire cette chose parce que d’autres la désirent. Que serait notre effort pour acquérir, pour consommer, pour séduire, pour obtenir des places s’il n’était stimulé par le désir que nous soupçonnons chez d’autres d’acquérir, de consommer, de partager les mêmes objets de désir ? Que serait notre désir si, comme un double, un autre au moins ne désirait ce que nous désirons.

Crise mimétique, bouc émissaire et violence

Cette dimension fondamentalement mimétique de nos désirs crée entre nous de la rivalité puisque nous cherchons à nous approprier les choses que d’autres désirent. C’est donc contre eux qu’il faut se les approprier. Inévitable et tragique rivalité qui débouche sur la violence, sur cette « guerre de tous contre tous » qu’Hobbes, déjà, regardait avec effroi. A ceci près que Girard n’en déduit pas, comme lui, la nécessité d’un Léviathan, c’est-à-dire d’une superstructure politique pour empêcher cette violence latente d’éclater. Il montre que la crise mimétique éclate toujours, mais qu’elle se résout spontanément par la désignation aléatoire d’un bouc émissaire et par son sacrifice.

Le bouc émissaire polarise les rivalités et la violence sur lui, il est expulsé de la communauté ou mis à mort. Son sacrifice, rituellement célébré, scelle la paix retrouvée entre ceux qui se sont acharnés contre lui. La société se construit ainsi par l’élimination de victimes propitiatoires, élimination initiale et éliminations répétées, physiques ou symboliques et dont le sacrifice est ritualisé : la violence produit du sacré. Girard jette donc la lumière sur l’envers du décor, la face sombre des sociétés, et son regard est si pénétrant que, sitôt partagé, il nous fait voir le monde d’une tout autre façon. Privilège des très grands penseurs.

Un maître humble et bienveillant

Installé dans le salon d’Angèle, René Girard m’a écouté avec une humilité confondante parler de mes modestes travaux, n’essayant à aucun moment, comme beaucoup de prétendus « maîtres », de donner le sentiment qu’il en savait plus que moi sur ce que j’essayais de penser. Lui aussi tentait de comprendre, et Dieu sait combien les questions économiques étaient étrangères à ce littéraire, à ce prophète des sciences sociales. J’expliquais comment la théorie des conventions, inspirée de ses intuitions sur le mimétisme, ambitionnait de les poursuivre en mettant au jour que, comme le désir, la rationalisation des choix et des décisions est d’ordre mimétique. Il m’a encouragé et il l’a fait au cours des années par des petits mots et des gestes d’intérêt tout simples et précieux. Il ne cherchait pas à contrôler ce qui se produisait à partir de ses idées, mais se réjouissait de découvertes nouvelles que son œuvre pouvait susciter, même s’il n’en comprenait pas toujours lui-même la fécondité.

Ainsi, on pouvait l’imiter sans entrer en rivalité avec lui. Car il est, certes, difficile de rompre le cycle qui, partant des rivalités latentes, nous jette dans la violence collective pour désigner et expulser des boucs émissaires et nous faire retrouver une paix précaire… jusqu’au prochain cycle. Mais René Girard a eu la révélation que l’affranchissement de cet enchaînement tragique est possible. Reconnaître son mécanisme invite à refuser d’en être les protagonistes et, pour s’opposer à l’emballement mimétique, à épouser le seul point de vue qui soit libérateur : celui que la victime porte sur nous.

Je ne dois pas seulement à René Girard une puissante grille de lecture des communautés humaines, un système intellectuel qui renouvelle la vision de l’économie et la dynamique de l’histoire. Je lui dois aussi de m’avoir appris qu’aucun chercheur en sciences sociales ne peut prétendre être lui-même immunisé contre les phénomènes qu’il décrit. Par son exemple de vie, René Girard m’a enseigné que pour leur échapper, l’engagement éthique est le double salutaire du raisonnement rigoureux.

Cet article est publié dans le cadre du partenariat entre la Revue Française de Gestion et The Conversation France.