"Je n'ai jamais vu une telle perte de sens" : la robotisation du travail nous rend-elle vraiment la vie meilleure ?

La voici en intégralité (source) :

Les robots arrivent. Investissent le monde du travail. Au point de nous remplacer ? De changer le travail ? Mi-septembre, une étude du Forum économique mondial indiquait que d’ici 2025, plus de 50% des tâches professionnelles seraient effectuées par des machines ; que des milliers de jobs allaient disparaître ; et d’autres apparaître.  Alors, qu’est-ce qui attend les salariés ? Pourquoi, si l’automatisation est censée faire gagner du temps, ne travaille-t-on pas moins ? Pourquoi a-t-on l’impression que le travail ne rend pas plus heureux ?

LCI a discuté de tout cela avec Pierre-Yves Gomez, économiste et auteur de « Intelligence du travail », publié aux éditions Desclée de Brouwer.

LCI : On annonce la 4e révolution industrielle, celle des robots, dans quelques années. Cela va-t-il vraiment nous bouleverser ?

Pierre-Yves Gomez : Il faut d’abord replacer l’étape de robotisation qui est en cours dans une histoire longue. La robotisation est aussi vieille que la civilisation : le moulin était déjà de la robotisation. Mais cela s’accélère, parce qu’il y a une industrialisation des biens ou des services, et on ne peut pas isoler l’un de l’autre : cette course vers la robotisation, séculaire mais accélérée, suppose en parallèle une course vers le consumérisme. Si je produis davantage et à moindre coût, il faut bien, qu’en face, il y ait des consommateurs.

Pourquoi, jusqu’à maintenant, la robotisation ou automatisation n’ont-elles pas forcément fait qu’on travaillait moins ?

En fait, plus on robotise, plus le consommateur doit travailler pour consommer. L’industrialisation n’est pas que l’allègement du travail. A mon avis, on travaille même beaucoup plus aujourd’hui qu’au Moyen-Âge, où l’on travaillait à la ferme, sur un certain nombre d’activités difficiles, mais localisées. Désormais, nous travaillons en apparence beaucoup moins intensément. Mais au lieu d’être physique, la fatigue est intellectuelle. Car nous travaillons de manière beaucoup plus large. En une journée, nous faisons et devons décider de beaucoup plus de choses. Et c’est épuisant.

De l’ambiguïté de la robotisation

L’automatisation nous ferait-elle donc travailler davantage ? 

Ce qu’on croyait gagner d’un côté, on le perd d’un autre. C’est l’un des grands enjeux des transformations actuelles : on déplace une partie de la chaîne de valeurs du côté des consommateurs. On va sur internet, on prend sa commande, on doit choisir alors qu’avant un vendeur nous conseillait… C’est tout le travail du vendeur que vous externalisez. Mais on externalise aussi toute la responsabilité de l’achat : ne pas se tromper dans le choix, ne plus avoir ce rapport à autrui qui permet d’avoir des conseils. Tout cela disparaît. C’est toute l’ambiguïté de la robotisation : elle allège le travail du vendeur, c’est sûr, parce que ce travail disparaît. Et elle augmente le travail du consommateur qui devient vendeur. Résultat: nous avons l’impression de travailler moins en temps, au sens professionnel, mais nous travaillons plus en tant que citoyen et consommateur.

Les promesses de la robotisation sont pourtant de nous libérer des tâches basiques, pour nous permettre de nous concentrer sur la créativité, la plus-value sur la machine. 

Dans un processus de production comme Amazon, c’est le client qui travaille, qui va même mettre des commentaires, pour acheter son produit.  Poussons à l’extrême : demain, c’est un camion automatique qui va apporter le produit. Ce dernier, via un ordinateur, va faire le lien avec la commande et une machine va l’empaqueter et le mettre dans le camion qui va livrer à domicile. Je ne vois pas bien où est la créativité humaine. A l’inverse,  je crois que le modèle ne fonctionne que parce qu’il est hyper-normé. C’est une énorme fausse promesse.

Vous souscrivez alors, à la théorie de David Graeber, sur les « bullshit jobs », ces boulots inutiles, dépouillés de leur contenu ?

Qu’aujourd’hui il y ait des boulots qui perdent du sens, c’est une évidence. Mais que l’économie perde du sens, c’est encore plus vrai. Tout ça pour quoi faire ? Pourquoi tout automatiser ? Pour le bénéfice de qui ? Tout cela se retourne à nouveau vers le consommateur, lui aussi menacé de burn-out.

On a l’impression que cette perte de sens se généralise, de plus en plus vite ? 

Dans les entreprises, c’est vraiment LE sujet. Je travaille depuis 35 ans avec des sociétés, je n’ai jamais vu une telle perte de sens : on ne sait pas pourquoi on travaille, pourquoi on innove, pour qui. Aujourd’hui, nous sommes dans le délire total, on change tous les six mois de produits, de gamme, avec cette fuite en avant, de dire ‘si on ne le fait pas, on meurt’. Et  en conséquence, il y a une crise du sens incroyable.

Comment l’expliquer ?

Cela vient du fait que l’hyper-industrialisation produit, mais on ne sait plus pourquoi. C’est une chose d’équiper des ménages en machine à laver parce qu’on voit tout de suite le lien, les femmes ont vu la différence. Puis on a industrialisé la maison, ce qui a permis aux femmes d’aller travailler dans les usines qui  fabriquent les machines à laver… et cela leur permettait d’acheter cette nouvelle machine à laver. C’était une autre société, mais le delta de liberté était clair.

Aujourd’hui, le delta de sens, ce qu’apporte l’innovation, n’est pas si évident. Dans votre vie, vous avez un téléphone, puis un deuxième, un troisième,  un cinquième… Cela n’a pas une incidence énorme sur votre vie. L’effort au travail est démesuré par rapport au rendement. Donc d’un côté, cette industrialisation détruit du travail et  requalifie certains emplois, vidés de leur contenu, en « bullshit job ». Et de l’autre, cette industrialisation produit tellement de biens inutiles que l’essence même du travail est en question.

Je vois déjà des systèmes de protection, des gens qui fuient l’entreprisePierre-Yves Gomez

Quelle issue ? Un burn-out généralisé ?

Je crois assez à ça. Des conditions de chaos et donc de burn-out généralisé sont là. Mais je ne crois pas que la société soit anesthésiée sous la consommation et je vois déjà des réactions. Je vois des cadres qui fuient l’entreprise, certains qui restent dans leur domaine mais veulent être autonomes des organisations devenues dingues, donc deviennent coach. Certains reviennent également aux métiers manuels, d’autres encore se tournent vers la consommation frugale, en se disant ‘à quoi sert de gagner 5.000 euros par mois, avec 1.500 euros et du temps, je suis aussi heureux’. Il y a donc des mouvements de protection, plutôt du côté de l’élite, qui gagne suffisamment pour se poser la question. Pour les jeunes générations, la fuite est de ne pas s’engager au travail. Pour les métiers déqualifiés, elle est de ne pas venir. Les gens fuient. C’est une manière de se protéger : ce ne sont pas les salariés qui sont des bons à rien, ils se protègent d’une situation pathogène. La perte de sens, ça rend fou.

Peut-on, espérer, tout de même, une issue positive ?

Des choses sont en train de  de naître et d’autres en train de mourir. Ce qui en train de mourir, c’est une certaine organisation du travail ; ce qui est en train de naître, c’est une conséquence de cette société post-industrielle, le retour à la personne, à ses réseaux d’amis, à la reconstitution de réseaux locaux, enracinés, à des bonnes questions, du type ‘à quoi ça sert d’aller plus loin si c’est pour être plus malheureux’ ? En attendant, la situation est morbide, c’est vrai. Mais pour être positif, il ne faut cependant pas considérer que cette situation intermédiaire soit la situation normale. Nous voyons déjà des signes de recompositions. En attendant, il faut gérer ces tensions, systémiques et tectoniques, pendant les années qui viennent.