A l’occasion de la parution de son essai Intelligence du travail, Pierre-Yves Gomez a accordé le 7 octobre 2017 à FigaroVox un entretien fleuve. Il nous explique comment le travail est devenu un impensé politique dans une société où la consommation est reine. Voici le contenu complet de cet entretien :
FIGAROVOX. – Vous commencez votre ouvrage Intelligence du travail* de façon très politique sur la crise des migrants et le débat à propos de l’identité nationale pour montrer que la question du travail est un point aveugle de ces débats. Le travail est-il un impensé politique?
Pierre-Yves GOMEZ. – Effectivement, si je commence par les migrants et par l’identité nationale, si ces débats m’ont frappé, c’est parce qu’il m’est apparu que l’on ne pose jamais la question du travail dans ces débats. On se pose éventuellement la question de l’emploi, du chômage, lequel serait cause de multiples effets, comme la délinquance voire le terrorisme, et qui rendrait difficile l’accueil des migrants, etc. En revanche, on ne se pose jamais la question du travail au sens plein du terme: qu’est-ce nous faisons ensemble, qu’est-ce que nous fabriquons ensemble? Or, il n’y a rien de plus identitaire pour une communauté que de savoir ce que ses membres font ensemble. C’est vrai pour une famille, c’est vrai pour une entreprise et c’est vrai pour nation. Qu’est-ce qu’on veut faire ensemble et par quel travail comment le réalisons-nous? Je suis vraiment frappé par le fait qu’il n’y ait aucun véritable projet politique autour de la question du travail, du «faire ensemble» comme fondement de «l’être ensemble». Au lieu de ça, on promeut des politiques par défaut, pour «inverser la courbe du chômage» mais rien sur la signification profonde d’une société qui pose le travail des citoyens comme une expression de leur appartenance à cette société.
Vous citez également Simon Weil: «Que pour chacun son propre travail soit un objet de contemplation». Beaucoup de salariés, réduits à des pions dans de grandes organisations, n’ont-ils pas justement l’impression de ne plus voir le travail qu’ils effectuent?
Il y a une crise du travail dans les organisations et en particulier dans les grandes organisations, mais qu’il n’y a pas de crise du travail en général. Nous assistons au contraire à une demande sociale et politique très forte pour se réapproprier le travail et pour contempler celui-ci, comme dit Simone Weil, c’est-à-dire pour redevenir propriétaire de son sens. Il est frappant de voir comment certains changent de métier et choisissent des travaux peut-être moins prestigieux mais dont les résultats et le sens sont directement à la portée de celui qui travaille. On me racontait récemment comment un consultant qui avait vécu un drame familial profond était devenu menuisier. Une recherche du travail immédiatement sensé, dont on voit le résultat et qui redonnait sens à toute sa vie. Ou tel autre, directeur marketing d’une entreprise de nouvelles technologies qui s’est reconverti en constructeur de motos artisanales…. Ce sont évidemment des cas extrêmes, mais symboliques d’une exigence de sens qui devient partout audible. Et encore, ces cas concernent le travail rémunéré, mais cette demande de sens passe d’abord par le travail non rémunéré parce qu’elle est plus facile à satisfaire. C’est le cas du bénévolat bien sûr, mais aussi de tout ce que l’on fait sur internet et qui nous paraît utile. Quand Wikipédia est élaboré par plus d’un million de contributeurs, des personnes trouvent du sens à travailler – et c’est du travail de remplir des rubriques! – parce qu’ils peuvent voir directement le résultat de leur travail. Ils peuvent être fiers de contribuer à cette œuvre collective tangible. Ils peuvent objectivement contempler le résultat de ce à quoi ils ont bénévolement contribué. Dans le monde de l’entreprise, la complexification, la normalisation, la mondialisation, puis la financiarisation ont dissocié éloigné le travail et le travailleur. On travaille, mais on ne sait plus pour quoi, à quoi ça sert, si c’est vraiment utile. Par réaction, l’aspiration sociale est déportée sur d’autres formes de travail, plus libres, plus utiles. Conséquence: de la valeur économique se réalise de plus en plus en dehors du travail salarié et de l’entreprise donc. C’est un fait économique nouveau et massif.
Vous expliquez que le travail libère… c’est une formule qui fait penser à l’inscription «Le travail rend libre» qui marquait l’entrée des camps de concentration. N’est-ce pas l’illustration extrême et radicale d’une certaine ambivalence du travail, à la fois source d’émancipation, mais aussi d’aliénation?
Ce que j’essaie de montrer dans un chapitre du livre en glosant sur cette fameuse inscription «le travail rend libre», c’est qu’il faut distinguer le travail et la condition du travailleur. Le travail rend libre, émancipe par essence. Parce qu’il nous émancipe de la nature. Parce qu’il nous fait passer de personnes ayant des capacités à des personnes ayant exercé ces capacités, ces talents. Parce qu’il nous lie les uns aux autres: en réalisant une partie d’un travail social, on sort, comme dit Adam Smith de la dépendance du mendiant pour devenir interdépendants les uns des autres, chacun assurant une part d’une œuvre commune. Enfin parce que le travail nous émancipe parce qu’il donne du sens: en donnant du sens à mon action, je donne du sens à ma vie, à mon être-au-monde.
Mais autre chose est la question du travailleur. Les mêmes raisons qui font que le travail libère peuvent conduire le travail à devenir au contraire un facteur d’aliénation, selon la façon dont il est exercé. Le travailleur est aliéné quand il est mis dans des conditions telles qu’il n’agit pas sur son environnement, qu’il est soumis à lui, qu’il en est totalement dépendant. Aliéné aussi quand, au lieu de développer ses talents, le travailleur doit les ignorer ou les détruire. Aliéné encore si la condition de travailleur rend dépendant d’un petit chef, d’une structure, d’un résultat, d »exigence sur lesquelles on a aucune prise et qui sont telles qu’au lieu d’être dans une relation d’interdépendance on est soumis aux normes. Aliéné enfin et surtout quand le travailleur perd la capacité à donner du sens à son travail, qu’il n’en voit pas la finalité. Quand il n’en a plus l’intelligence..
Si je reviens sur l’inscription d’Auschwitz, c’est pour montrer que la pancarte «Le travail rend libre» est ironique macabre et ricanante. Pourquoi? Car il n’y a pas de travailleur à Auschwitz! Il n’y en a pas puisque les personnes sont niées en tant que telles. La condition du travailleur est réduite à l’animalité et donc à l’aliénation la plus absolue. Du coup, l’inscription est doublement menteuse. Primo en laissant croire qu’il est faux que le travail rend libre, secundo en laissant croire qu’il y a des travailleurs dans ce camp. Cette phrase, malheureusement, a tellement marqué les consciences européennes qu’elle finit par vicier notre conception du travail. On est presque gêné de dire cette évidence que le travail rend libre parce qu’on a en tête la terrifiante symbolique d’Auschwitz. Mais on oublie précisément que c’est une symbolique trompeuse qui est une caricature de la vérité. Et c’est cela qu’il faut redécouvrir et affirmer.
Votre essai s’intitule L’intelligence au travail. Qu’est-ce à dire?
Il y a là un double sens au terme intelligence. D’une part, il faut se réapproprier le sens du travail à tous les niveaux, y compris aux niveaux hiérarchiques les plus élevés et peut-être d’ailleurs que c’est d’abord là qu’il faudrait retrouver l’intelligence des travailleurs. Dans son travail, chacun doit pouvoir comprendre «A quoi ça sert et à quoi je sers». Mais il faut aussi que tous ensemble, nous ayons l’intelligence du travail dans la société, c’est-à-dire que nous comprenions en quoi le travail constitue notre société et comment il est un élément fondateur des communautés politiques, des familles aux associations, des entreprises aux cités. Double sens donc du mot «intelligence», nous devons avoir l’intelligence de notre travail et rendre ce travail intelligent.
Le travail est aussi source de reconnaissance sociale. Il modèle les positions de chacun au sein de la société, il permet d’acquérir un statut, une autorité, des signes de richesse. En période de crise économique, n’est-ce pas cette dimension du travail qui peut affaiblir le sentiment des membres de la communauté nationale d’appartenir à un même corps?
Si on considère l’employé du point de vue du statut, précisément on ne considère pas son travail réel, mais seulement son emploi ou sa fonction. Quand le travail est réduit à un emploi, le travailleur, même s’il est le président d’une société, a le sentiment d’être un pion interchangeable. Car l’emploi qu’on fait de lui dépend aussi d’un système, d’une structure, d’une conjoncture. Ce qui explique qu’on observe une grande inquiétude même chez ceux qui sont en CDI. Parce que leur travail n’est pas reconnu en tant que tel, ils se sentent «jetables». En revanche, si c’est le travail lui-même qui est considéré, c’est très différent. Parce que s’il est reconnu, c’est précisément qu’il a un sens, qu’il est utile, c’est qu’il participe à une œuvre commune. Alors, on est beaucoup moins inquiet. On sait ce que l’on vaut et on sait qu’on pourrait être utile même ailleurs. Encore une fois, il faut le lien entre le travail et son utilité. La vraie assurance contre le stress, c’est de se savoir utile.
Dans les représentations collectives, le travail est souvent associé au salariat, à un lieu physique «le bureau», à des «horaires de travail», à un environnement formé de «collègues». Où s’arrête le travail? Que dire des pratiques artistiques, culturelles, associatives ou encore du travail domestique ou du bricolage le dimanche?
Une des thèses que j’essaie de défendre dans mon livre, c’est qu’il ne faut pas considérer le travail uniquement sous l’angle du travail en organisation ou du travail rémunéré. Une part très importante du travail que nous effectuons est non rémunérée, sans doute la moitié du travail que nous effectuons. Ça commence par le travail domestique, le plus capital pour construire une société, celui de la maison, qui se dit oikonomia en grec (oikos, maison et nomos, la règle) et qui a donné le mot économie. L’économie, c’est essentiellement la gestion de la maison! Heureusement qu’il y a du travail domestique qui fabrique des communautés familiales, crée des solidarités. C’est facile à constater: quand on dit par exemple que les familles ne remplissent plus leur mission d’éducation, l’Éducation nationale est en crise. Autrement dit le travail d’éducation qui devrait être fait dans une famille, n’est plus réalisé et l’Éducation nationale est incapable, faute de ressources, de temps et de compétences de le faire à la place des familles. On voit bien que c’est du travail dont on parle!
Il y a aussi le travail associatif bénévole, qui équivaut à presque un million d’emplois à plein-temps en France. Notre espace social et culturel ne fonctionnerait pas les 11 millions de bénévoles qui existent en France. Il y a encore le travail du consommateur que l’on a trop tendance à oublier. Ce sont les multiples tâches que nous réalisons pour coproduire les biens ou les services que nous achetons. Par exemple, nous remplissons notre réservoir à la pompe, ce que le pompiste ne fait plus. De même, lorsque nous remplissons notre feuille d’impôt, c’est un travail que ne remplit plus un fonctionnaire.
Il y a encore le travail sur internet via des communautés de partage où l’on s’échange des avis et des conseils, par exemple des recettes de cuisine, des modes d’emploi, des conseils. Nous prenons donc en charge une partie ce travail devenu considérable, mais notez qu’il disparaît des statistiques économiques! On estime que, pour un actif, 50% de son travail est du travail rémunéré et 50% est du travail non rémunéré.
En fait, on est beaucoup plus riche qu’on ne le croit!
Exactement! C’est pour ça que c’est essentiel de comprendre toute la géographie et l’étendue du travail parce qu’on nous parle de la croissance qu’à travers le PIB, mais le PIB ne traduit que la dimension marchande du travail, c’est-à-dire le travail qui passe par les marchés. On néglige alors toute la dimension non-marchande du travail qui produit pourtant de la valeur économique. Pour reprendre l’exemple de Wikipédia, on me disait l’autre jour que Wikipédia était du travail collaboratif et que donc, ce n’était pas vraiment du travail. Et bien si! Aujourd’hui, je n’achète plus d’encyclopédie. Il y a donc bien une production de valeur économique. C’est donc vrai qu’on est plus riche qu’on ne le pense. C’est précisément la raison pour laquelle il faut que nous changions notre regard sur l’économie et que nous devons réinvestir une économie du travail réel, c’est-à-dire du travail tel qu’il se fait réellement, partout et pas seulement dans l’entreprise. D’autant plus que le travail rémunéré est en train de s’atrophier…
Alors justement, un thème est à la mode depuis quelques années, un récit que l’on entend de plus en plus souvent sous l’énoncé: «nous assistons à la fin du salariat». Autoentrepreneurs, indépendants, free-lance, startuper seraient les fers de lance d’un nouveau modèle dont Bernard Stiegler a expliqué que l’intermittent du spectacle serait paradoxalement une sorte de modèle. Est-ce la réalité d’un processus en cours?
Là où je m’inscris en faux, c’est quand on dit que l’on assiste à la fin du salariat. Je dirais que l’on assiste à une certaine attrition de celui-ci par rapport à l’ensemble du travail. Il y a aujourd’hui 50% de travail rémunéré et 50% de travail non rémunéré. Parmi les 50% de travail rémunéré, presque 90% des revenus proviennent du travail salarié. C’est vrai économiquement que l’on assiste à une attrition de cette part au profit de travail rémunéré sous d’autres formes: contrats journaliers, autoentrepreneurs, indépendants, etc. Et aussi du travail bénévole. Par rapport au salariat, ces activités ont pour caractéristique de ne pas nous lier par des contrats de subordination. En définitive, le travail salarié diminue doublement sous l’effet d’une part d’une augmentation du travail rémunéré non salarié et d’autre part de l’augmentation du travail non rémunéré. De là à dire que l’on assiste à la fin du salariat, je n’y crois pas une seconde… parce qu’il y a des processus de production qui nécessiteront toujours des contrats de subordination. Ce qui est vrai en revanche, c’est que c’est la fin de l’âge d’or du salariat ou c’est la fin du tout-salariat. Cette demande d’une autre forme de rémunération que le salaire est autant une exigence des entreprises qui veulent alléger la gestion du travail que des travailleurs eux-mêmes qui aspirent à une part croissante d’indépendance et de liberté. On disait tout à l’heure que le travail émancipe quand on peut contempler son résultat et qu’on lui trouve donc du sens. S’il y a une augmentation des contrats non-salariés, c’est bien que certaines personnes cherchent la liberté qui est celle du free-lance. Ce n’est pas pour rien que les indépendants sont ainsi dénommés!
Et sur la comparaison de Bernard Stiegler avec les intermittents du spectacle? C’était pendant la grève que ces derniers ont faite il y a quelques mois: une majorité des commentateurs politiques expliquaient alors que c’était un statut archaïque, qui devait s’adapter à la réalité des finances publiques. Et Bernard Stiegler répondait: non, c’est l’inverse! En un sens, ce sont les intermittents du spectacle qui sont modernes et c’est à l’État d’inventer une nouvelle forme de protection sociale pour ces nouveaux indépendants-saisonniers.
Je pense qu’il a complètement raison! On ne peut pas en même temps expliquer qu’il faut être agile, accepter la flexibilité et d’un autre côté s’étonner qu’il existe des contrats pour minimiser les conséquences de la précarité qu’induit cette flexibilité. Nous sommes dans une société civilisée et la civilisation consiste à éviter une trop grande précarisation des citoyens. Plus il y a de flexibilité, d’agilité et d’indépendance, plus il faut penser à des formes de protection contre la précarité. Une de ces formes, c’est l’intermittence du spectacle. Qu’est-ce? Les artistes ne travaillent que par périodes, au rythme des festivals, des tournées, des films ou des représentations, etc. Leur travail est concentré par périodes. Mais pourtant leur niveau de vie, lui, comme tout le monde, doit rester constant. Il a fallu trouver un moyen de pallier cette différence de rythmes. D’où l’existence d’une indemnisation d’intermittent du spectacle. Que celle-ci pose un problème économique parce qu’il y a trop de bénéficiaires pour le nombre de cotisants, soit! C’est une réalité qu’il faut affronter comme telle. Mais ce n’est pas le principe en soi qui est condamnable. Au contraire, il est au service de la flexibilité et aussi d’une certaine forme d’indépendance. Mais comme le dit Stiegler, ce régime résout la précarité d’une forme de travail qui nous attend dans le futur dès lors que se développent des formes de travail non salarié.
Notamment dans les grandes écoles, de nombreux jeunes fuient les grands groupes du CAC40, les grands cabinets de conseil pour entrer dans des startups, des PME innovantes ou des structures ad hoc. Le modèle des grandes entreprises est-il en crise? Le «Small is beautiful», pour reprendre l’expression de l’économiste Ernst Friedrich Schumacher, est-il un nouveau modèle?
À l’époque de Schumacher, c’est le «petit» lui-même qui était considéré comme un bien, la petite organisation,, la petite entreprise. Je ne suis pas sûr que ce soit le cas aujourd’hui. Ce n’est pas la petitesse qui est recherchée en tant que telle, mais la proximité, qui peut être bien sûr une conséquence du petit. Mais ce n’est pas tout à fait la même chose. Pourquoi la proximité est-elle considérée positivement? Parce qu’elle permet de reconnaître l’utilité du travail. Quand le client est proche, le travailleur peut savoir immédiatement à quoi sert son travail. S’il est lointain, invisible et perdu dans un espace global, il ne le verra pas. C’est donc moins en termes de taille d’entreprise que de structure. C’est la longueur du réseau qui importe ici. Dans les grandes entreprises, on s’en rend compte aujourd’hui et il y a une tendance à remettre en cause les grandes matrices des années 1990, ces hiérarchies dites «matricielles» dans le cadre d’une organisation mondiale et standardisée du travail. Aujourd’hui, on essaie de créer des structures avec une plus grande proximité où l’on peut très vite savoir quelle est sa marge de manœuvre, quel est le fruit de son travail, quelle est son utilité, etc. Cette tendance à chercher la proximité est assez forte chez les jeunes créatifs, on les voit composer ce que j’appelle des communautés d’infidèles, dans lesquelles on a un projet commun, mais que l’on peut aussi facilement quitter si on le désire. Ce qui invite à revenir à des modes de gestion par le travail réel, par la proximité des acteurs, de telle sorte que chacun puisse répondre de manière simple et directe: à quoi ça sert? à quoi je sers?
Au cœur de votre essai, vous écrivez: «deux désirs de liberté ont bâti deux cités. La première, c’est la cité du travailleur. La deuxième cité, c’est celle du consommateur». Ces deux cités sont-elles conciliables ou s’opposent-elles souvent l’une à l’autre?
On disait toute à l’heure que le travail était un impensé politique. Il est impensé parce que ce qui est pensé politiquement, c’est le consommateur. La liberté politique moderne et postmoderne a été essentiellement vue comme une liberté de consommer. Le pouvoir d’achat avant tout. Du coup, on a méprisé la liberté liée au travail et à l’émancipation qu’il permet. J’appelle «cité du consommateur» cette façon de penser la société à partir de la liberté du consommateur roi. À l’inverse, j’appelle «cité du travailleur» la façon de penser la liberté politique à partir de la liberté que procure le travail. Bien sûr que consommation et travail se relient, parce qu’on ne consomme jamais que les objets de notre travail, mais ce n’est pas les deux cités s’opposent quant à leur projet politique, c’est-à-dire quant à la liberté du citoyen ; dans la cité du consommateur le travail est simplement un moyen permettant de consommer davantage. On travaille pour pouvoir acheter. Le sens propre au travail effectué, au projet auquel on appartient s’atténue et finalement, c’est la capacité émancipatrice du travail qui disparaît.
Vous citez aussi le philosophe Günther Anders en rappelant comment la technologie peut finir par nous dominer. Mais quand on produit, on est encore actif dans la mesure où le travail libère ou en tout cas devrait libérer. La consommation est davantage passive puisqu’elle est plus un processus de destruction qu’un processus de création. Cette figure du consommateur-roi qui succède à l’homo faber est-elle la toile de fond d’une forme de passivité politique?
C’est exactement cela. Car ce qui est en jeu, c’est l’aliénation par la consommation. Dès lors que nous sommes privés de notre capacité de nous émanciper par le travail au bénéfice de la seule liberté de consommer, nous sommes privés de notre capacité d’agir sur la société. En tant que consommateur, nous sommes «agis» par la société elle-même. On consomme les produits qui nous sont offerts par les marchés, on devient «addict» aux technologies, on suit les mouvements culturels, bref, on n’est plus au cœur de la construction de la société. Là, je rejoins effectivement Ivan Illich ou Günther Anders, mais je les rejoins par un détour. C’est le fait de nous priver de la capacité de donner sens à notre travail qui nous prive d’être des acteurs de la société. Nous devenons passifs, et, au pire, «addicts». Des drogués de la consommation.
Vous écrivez également: «La conception néolibérale de la société est le ciment idéologique de la cité de la consommation contemporaine». Cette domination idéologique ne connaît-elle pas aujourd’hui une crise profonde?
C’est ce qui me rend plein d’espérance! Anthropologiquement, le travail est le lieu de l’émancipation. Il est évident qu’on voit partout aujourd’hui un désir de se réapproprier le travail. Alors, on a cité le consultant devenu menuisier, mais il faudrait aussi citer les hackers ou les Fab Lab. C’est-à-dire toutes ces initiatives où l’on reconstruit la société à partir de ce que l’on y fait et non à partir de ce que l’on y mange… Dans les années 1970, la critique de la consommation a été forte mais un peu vaine parce qu’elle était émise par les consommateurs eux-mêmes, ce qui ne l’a évidemment pas rendue très durable… Elle vient aujourd’hui d’acteurs qui n’ont pas de grands projets critiques de la société mais qui agissent et qui décident de changer, localement, d’utiliser les technologies de manière différente. J’aime beaucoup observer la vitalité de l’économie par cette réappropriation du travail dans des communautés. Par exemple, regardez un phénomène aussi simple que les AMAP (association pour le maintien d’une agriculture paysanne). Elles tissent des liens de proximité entre un groupe de consommateurs et une exploitation locale (par exemple une ferme) débouchant sur un partage de récolte régulier (le plus souvent hebdomadaire). De quoi s’agit-il sinon de retrouver le travail réel des agriculteurs, de le respecter en le connaissant davantage, de voir le fruit d’un travail, de le reconnaître et y trouver su sens, avant de consommer ses fruits? Plutôt que d’acheter anonymement sa viande hachée sous vide dans une grande surface anonyme! De cette expérience agricole la plus élémentaire jusqu’à la production qui se fait dans les Fab Lab en passant par les anonymes qui passent du temps à transmettre de l’information, du savoir et des conseils sur internet, parce qu’ils pensent qu’elle sera utile à d’autres, il y a une vraie volonté de se réapproprier sa liberté politique.
N’y a-t-il pas un versant plus inquiétant des récentes évolutions du travail? On parle beaucoup d’uberisation, de robotisation, des big data… Or, avec l’uberisation et la robotisation, c’est aussi à terme la voiture autonome et le rêve de la fin du travail. Quant aux big data, par leurs possibilités infinies, elles permettent aussi d’aliéner encore davantage le consommateur. Le travail qui permettait de dominer la nature par la technique n’est-il pas en train d’être dominé par la technique elle-même?
Pour toutes ces grandes évolutions que sont l’uberisation, la robotisation ou les big data, le résultat est ambivalent et dépend de ce que nous en ferons. Si on se réapproprie le travail, c’est-à-dire si l’on en maîtrise le sens, les plateformes telles que Uber sont émancipatrices. Elles permettent d’inventer de nouveaux services, d’enrichir la société de nouveaux liens. Mais si on ne s’approprie pas ces plateformes comme des lieux de travail avec un projet et un sens, et qu’elles deviennent uniquement des lieux de consommation, alors, effectivement, on aggravera l’aliénation par la consommation. Avec les big data, ces plateformes sont un puits d’informations pour nous tracer, pour contraindre notre vie de consommateur et donc pour créer de nouvelles dépendances, de nouvelles addictions. Même ambivalence pour la robotisation qui permet de nous émanciper de certaines tâches difficiles et de développer de nouvelles pratiques et de nouveaux métiers comme toutes les possibilités liées aux imprimantes 3D. Il y a notamment la dernière génération des robots à très faible coût qui permettent de construire de petites quantités mais à des prix supportables. Mais la robotisation permettra aussi de produire des produits en plus grandes séries à une échelle globalisée, et d’obliger les malheureux consommateurs à les ingurgiter. Tout dépendra donc de l’usage que l’on en fera… Le jeu est ouvert. Il faut d’abord comprendre que le travail est le vecteur fondamental de ce qui fait qu’une société est politique. La question sera de savoir si c’est la technologie qui va dominer le travail ou si c’est le travail qui va dominer la technologie… Mais au commencement de tout projet politique, il doit se manifester l’intelligence du travail, c’est-à-dire de l’économie et de la société contemporaines. C’est le meilleur moyen de reconnaître la profondeur des candidats aux affaires publiques.