Commentaire par Roland Bessenay

Des chiffres pour commencer:

  • En France, 87% des salariés étaient en CDI en 2012. En 2016, seulement 36% d’intention d’embauche sont constitués par des CDI.
  • Le forum économique mondial prévoit pour 2020 un différentiel de -5 millions d’emplois pour les 15 pays les plus développés du fait de l’automatisation (création moins disparition)

Le robot est-il l’ennemi du travail ? Oui, si nous réduisons le travail au simple moyen de produire. Or nous refusons cette réduction : le travail est à la fois un moyen et une fin. Il est vrai qu’il est par nature pénible puisqu’il nécessite un effort : il est fatiguant, générateur de stress, d’angoisses, et nous cherchons pour cela plus ou moins à l’éviter. Mais il permet aussi la conscience de soi, l’intelligence pratique, la cohésion politique. La production économique est une conséquence du travail mais elle ne le résume pas. Le travail définit l’économie politique, et non l’inverse.

Si nous n’affirmons pas cette dimension anthropologique radicale du travail, il devient tout à fait possible de penser la robotisation comme un paisible moyen de transition vers une société sans travail. Tel fut le propos de Zbigniew Brzeziński ; cet ex-conseiller de Jimmy Carter donna la conclusion du State Of The World Forum de 1995 à San Francisco, qui réunit plus de cinq cents hommes politiques, économiques et scientifiques (dont Mikhaïl Gorbatchev, George Bush père, Margaret Thatcher, Václav Havel ou encore Ted Turner). Arrivé à la conclusion que, du fait de la robotisation, « dans le siècle à venir, deux dixièmes de la population active suffiraient à maintenir l’activité de l’économie mondiale »¹, il évoqua le risque que 80% de la population demeure improductive, inoccupée, et donc dangereuse, puisque privée d’une de ses principales raison d’exister.

C’est ici qu’entra en jeu le concept que Brzeziński appella tittytainment. Ce néologisme est composé de titty ou tit qui signifie « seins », dans son acception à la fois nourricière et sexuelle, et entertainment qui signifie « loisirs ». Il s’agit de mettre en place d’une société du spectacle pornographique mêlée à une satisfaction des besoins humains primaires.

Les nouvelles technologies peuvent donc donner l’illusion d’achever le travail et d’amorcer la consommation totale. Une juste anthropologie du travail a été abandonnée depuis longtemps : l’aliénation fondamentale du travailleur, bien décrite par Bernard Stiegler dans cette vidéo, est désormais considérée comme une évidence. Grandement accélérée par la révolution industrielle puis parachevée par la financiarisation, celle-ci a dépossédée le travailleur de sa propre nature ; il en a donc cherché une autre en substitution dans la consommation. Le tittytainment serait l’horizon d’une société désaliénée donc sans travailleurs.

Devenu consommateur, l’individu voit alors dans la technologie un moyen d’étendre sa capacité d’achat : panier en ligne, paiement automatique par smart contract, réduction du temps de travail… Mais l’aliénation réelle est dans cette illusion. Car les machines ne sont pas encore dotés de conscience ; l’automatisation n’est pas un processus inéluctable mené par les robots. Elle obéit à des desseins humains comme ceux de Brzeziński. Le travail des robots est un masque qui nous cache l’enjeu politique réel : choisir entre la cité du travailleur ou celle du consommateur. Retrouver la force émancipatrice du travail ou s’enfoncer dans les délices de la consommation totale. Il dépend donc de nous de nous saisir de ces technologies et de les infléchir dans le sens d’un travail humain pérenne.

C’est ce que montre le nouveau livre de Pierre-Yves Gomez. Dans la société marchande, le livre n’est pas seulement un objet transitionnel : c’est un dialogue entre deux personnes, un moyen de rapprochement et d’intelligence. Ce qui élève unit, disait Lamartine; libre à vous de tenter la même chose en commentant.…


¹ Jean-Claude Michéa, L’Enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes, éd. Climats, 1999