On avait cru que la mondialisation de l’économie effacerait les pouvoirs des nations. Non seulement il n’en est rien, mais ces pouvoirs semblent être des armes efficaces dans la guerre que se livrent les entreprises géantes. Chronique extraite du Monde

 

 

Chaque mois apporte une nouvelle preuve de l’importance des ressources nationales dans le jeu économique. Après Nissan, en novembre 2018, qui a mis en tension son alliance avec Renault en saisissant la justice nippone contre son président français, Carlos Ghosn, c’est la justice américaine qui a lancé, en janvier, vingt-trois chefs d’accusation contre le géant chinois des télécommunications Huawei et sa directrice financière, Meng Wanzhou.

En février, l’Etat néerlandais annonce vouloir monter au même niveau que l’Etat français (soit 14 %) dans le capital du consortium Air France-KLM pour rééquilibrer les pouvoirs. En mars, les tensions montent entre l’italien Luxottica et le français Essilor qui venaient de fusionner en octobre 2018 pour former le leader mondial des lunettes et des verres optiques.

On avait cru que la globalisation de l’économie effacerait les pouvoirs des nations. Non seulement il n’en est rien, mais ces pouvoirs semblent être des armes efficaces dans la guerre que se livrent les entreprises géantes.

D’une part, les frontières protègent leurs marchés et leurs investissements et elles limitent la compétition : tel est, par exemple, l’intérêt d’une ouverture réservée aux entreprises nationales ou installées localement des énormes marchés publics chinois ou américains.

D’autre part, dans les combats qui se déroulent au cœur des instances de gouvernance des grandes entreprises, le recours aux intérêts nationaux est un moyen de conserver ou de s’emparer du pouvoir : ainsi en est-il des cas Renault-Nissan ou Air France-KLM.

Gagnants et perdants

Les entreprises géantes demeurent transnationales et la tendance aux méga-OPA se poursuit. Les tensions nationales ne signifient donc pas un recul de la mondialisation, mais elles montrent qu’on l’avait mal interprétée. La mondialisation ne signe pas l’effacement des frontières.

Les gagnants sont ceux qui savent en jouer parce qu’ils ont compris que les normes, les taxes et les contraintes juridiques nationales sont des sources d’avantages pour ceux qu’elles protègent. Les perdants sont les naïfs qui ont cru que le libre-échange signifiait un espace mondial homogène et se sont laissé envahir par des concurrents appuyés sur leurs marchés intérieurs mieux défendus.

Signe des temps, dans son livre, L’Affolement du monde. 10 enjeux géopolitiques(Tallandier), Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales, montre l’importance que revêt désormais la dimension géopolitique comme ressource stratégique des très grandes entreprises.

Au même moment, Andreas Wimmer, professeur à l’université Columbia (New York) reconsidère dans la prestigieuse revue Foreign Affairs les limites mais aussi les vertus du nationalisme (« Why Nationalism Works. And Why it Isn’t Going Away », mars-avril 2019). Les politiques continuent à opposer la mondialisation heureuse à la montée dangereuse du nationalisme. Ils gagneraient à changer de logiciel, parce que la réalité du monde économique est plus complexe que ce manichéisme ne le laisse croire.