Et non ! le but de l’entreprise n’est pas de faire des profits. Ce n’est qu’un moyen pour atteindre le véritable objectif. Ma chronique du Monde du 13 novembre  montre aussi dans quelles conditions on prend le moyen pour une finalité ou… des vessies pour des lanternes !

Dire que le but de l’entreprise est de faire des profits est un lieu commun qui possède une force quasi mystique. Certes, dans un système capitaliste, l’entreprise doit réaliser des profits pour subsister. C’est une nécessité qu’on peut discuter et critiquer, mais il est clair que, dès lors qu’une unité de production est autonome et qu’elle ne peut compter que sur sa propre activité pour se pérenniser, elle doit dégager des résultats suffisants pour investir et rémunérer les détenteurs de capital qui sont une de ses nombreuses parties prenantes. Si tel n’était pas le cas, il faudrait trouver d’autres modalités pour assurer ces opérations.

Le profit est donc nécessaire. Mais on ne peut en déduire que le but de l’entreprise est de faire des profits. Contrairement à une idée souvent avancée, on ne trouve pas de textes juridiques soutenant une telle affirmation pour la raison décisive que l’entreprise n’a pas d’existence juridique. Seule la société en a une et même alors, le droit exige qu’elle déclare, dès sa constitution, sa raison sociale, c’est-à-dire la raison d’exister qui la rend acceptable pour la société. On ne connaît aucune entreprise qui se donnerait pour raison sociale de faire des profits…

Le but d’une entreprise est de réaliser un projet productif, avec ses dimensions économiques et sociétales, qui soit durable dans un environnement concurrentiel ; le profit est un des moyens de rendre pérenne un tel projet. L’opposition tranchée entre les entreprises orientées par les profits, et celles, plus vertueuses, dotées d’une mission sociale est donc caricaturale. On peut même soupçonner qu’elle alimente des postures et des débats qui n’existeraient pas sans ce préalable. C’est de bonne guerre, mais ce n’est pas de bonne science.

Car on occulte le vrai sujet. Qu’elle soit dotée ou non de mission sociale spécifique, il existera toujours une tension entre le projet productif de l’entreprise et le niveau de profit nécessaire à sa reproduction, qu’on peut appeler le « juste profit ». Or il existe un point de dérapage au-delà duquel la réalisation d’un niveau de résultat final déterminé l’emporte sur le projet productif. C’est le point de financiarisation : le juste profit fait place au plus grand profit possible comme moyen d’évaluer le projet productif à toutes ses étapes.

Un tel basculement se produit lors d’un changement de gouvernance donnant un poids important à un actionnaire qui n’a pas de connaissance ou d’intérêt pour le projet de l’entreprise. Par paresse ou par incompétence, il réduit celui-ci au retour financier qu’il lui procure. C’est la financiarisation par l’externe.

Mais l’évaluation du projet productif nécessite aussi d’être traduite en objectifs et en résultats. Dans toute entreprise, il se met en place ainsi une infrastructure comptable et financière qui a sa propre logique, sa culture et ses techniques. Elle peut finir par imposer ses règles à la production : c’est la financiarisation par l’interne.

Elle est plus puissante que la première car si la financiarisation par l’externe se briserait devant la résistance des dirigeants et des salariés de l’entreprise dont elle dépend pour obtenir des profits, la financiarisation par l’interne contrôle le corps social et, quand elle s’étend aux dirigeants, elle organise le changement de gouvernance qui assoit son pouvoir. Les deux sources de financiarisation se conjuguent et c’est alors qu’on peut entendre l’affirmation insensée selon laquelle le but de l’entreprise est de faire des profits.