Les entreprises du CAC 40 ont versé en 2018 près de 46,5 milliards d’euros de dividendes, contre 43 milliards en 2008. Certains ont célébré ces profits record et le retour à la prospérité d’avant-crise. Pour d’autres, ce chiffre est une nouvelle manifestation de l’avantage dont les actionnaires bénéficient sur les salariés. Si on tient compte des rachats de leurs propres actions par les grandes entreprises, ce sont 57,5 milliards qui ont été récupérés par leurs actionnaires, soit 13 % de plus qu’en 2017. La même année, le revenu des ménages a augmenté de 2,6 % (« Les comptes de la Nation en 2017 », Insee), et les rémunérations des dirigeants du CAC 40 de 14 % (étude Proxinvest 2018).

Les controverses sur la répartition de la valeur créée par les grandes entreprises sont ainsi relancées. Mais elles peuvent conduire à des conclusions simplistes. D’abord, les dividendes versés en 2018 ne sont pas « record ». Ils s’élevaient déjà à 45,8 milliards en 2014 et à 46,2 milliards en 2016, soit un chiffre très proche des 46,5 milliards de 2018. Cela fait quelques années que le niveau des dividendes du CAC 40 a dépassé celui de la fin des années 2000.

A qui bénéficie réellement cette manne ? Selon Euronext (« Qui sont les actionnaires du CAC 40 ? », 2018), pour moitié à des investisseurs étrangers qui gèrent l’épargne-retraite par capitalisation de salariés essentiellement anglo-saxons. Pour une autre moitié, des actionnaires français, dont 10 % sont des familles d’entrepreneurs, 3 % des salariés et 3 % l’Etat, le solde étant composé de gestionnaires de portefeuilles financiers (Sicav, assurances-vie, plans d’épargne en actions) pour le compte des ménages. Au total, les deux tiers des 57,5 milliards ont donc été perçus par des épargnants français ou étrangers, notamment pour constituer leurs retraites.

On peut désapprouver cette « économie de rente » favorable aux seuls salariés capables de constituer une épargne financière, et critiquer les opérateurs de cette économie qui prélèvent au passage des revenus indécents. Reste que derrière l’actionnariat des très grandes entreprises, c’est la masse de ménages détenteurs de titres qui est concernée. Voilà qui complexifie un peu le débat sur la répartition de la valeur.

Les services généraux externalisés

Il est plus pertinent, en revanche, de mettre en relation le montant des dividendes versés avec la création d’emplois par les très grandes entreprises : entre 2008 et 2018, les effectifs français et étrangers de ces sociétés ont baissé de 1 %, selon une étude de l’Institut français de gouvernement des entreprises (« Les entreprises françaises sont-elles encore françaises », IFGE, 2018). Elles ont donc réalisé plus de profit avec moins de salariés. Comment est-ce possible ?

Un élément de réponse se trouve dans la croissance concomitante du secteur des services généraux (en anglais facility management) comprenant le nettoyage, la sécurité, la restauration, l’accueil, ou encore la gestion des flottes de véhicules. Ces activités sont systématiquement sous-traitées à des entreprises spécialisées : selon le consortium de recherche CRDIA, le secteur a crû de 4 % par an depuis 2008 et il emploie désormais 5 % de la population active, soit 1,5 million de salariés. Or les charges des entreprises de services généraux sont composées à 90 % de main-d’œuvre, dont la moitié est payée au smic horaire. Leurs marges sont de 3 % en moyenne et leurs profits très faibles.

Les très grandes entreprises peuvent verser des dividendes d’autant plus élevés, y compris pour valoriser l’épargne en actions de certains ménages, qu’elles ont largement externalisé leurs services généraux : elles font supporter les coûts du travail déqualifié à leurs sous-traitants, mis en concurrence par les prix.

Le débat sur la répartition de la valeur ne peut donc se résumer à l’opposition simpliste des salariés et des actionnaires. Deux populations d’entreprises se confrontent de manière plus décisive : celles qui prospèrent dans une économie mondialisée et profitable, parce que d’autres réalisent une part de leur production dans une économie périphérique et invisible.