Article issu du Monde

L’entreprise est un acteur politique qui détermine nos façons de vivre tant individuelles que collectives. Ce constat devenu banal nécessite de réformer sa gouvernance pour préciser sa responsabilité tant économique que sociale et politique. D’où une large consultation publique sur le sujet, qui a débouché sur l’adoption, le 9 octobre, en première lecture par l’Assemblée nationale, du projet de loi Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (Pacte).

Une mission présidée par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard avait préalablement synthétisé les avis sur ces questions et remis au gouvernement, le 9 mars, un rapport plutôt prudent car lucide sur les résistances au changement du monde des affaires lorsqu’on touche aux questions de gouvernance des entreprises, et donc de leur pouvoir de diriger.

Le rapport avançait 14 recommandations pour préciser la responsabilité de l’entreprise, mais sa contribution principale fut d’exprimer clairement la tension que vivent beaucoup d’entreprises entre, d’un côté, leur financement exigeant des rendements soutenus à court terme, et, de l’autre, les marges de manœuvre qu’il faut préserver pour assurer des décisions de long terme. Comment sortir du dilemme entre la pression de la finance et le respect de l’autonomie stratégique ?

Le rapport inclinait pour des réformes de gouvernance donnant (un peu) plus de latitude à long terme aux entreprises face aux marchés : la recommandation 6 proposait une modeste augmentation du nombre de salariés dans les conseils d’administration. La recommandation 11 suggérait la possibilité d’inscrire dans les statuts la raison d’être de l’entreprise.

Deux recommandations semblaient davantage décisives pour une réforme véritable : la n° 4 invitait les grandes entreprises à se doter d’un comité de parties prenantes indépendant du conseil d’administration afin de limiter le poids des actionnaires ; la n° 14 demandait de favoriser « la détention de parts sociales majoritaires par des fondations » pour encourager un « capital patient », échappant au jeu des marchés.

« Et en même temps »…

Le projet de loi Pacte prend lui aussi acte du dilemme entre la pression des marchés et la préservation des marges de manœuvre des entreprises. Mais il évite soigneusement de le trancher, selon la désormais célèbre doctrine du « et en même temps ».

Ainsi, pour les entreprises de plus de 1 000 employés, on passera à 2 administrateurs salariés dans les conseils comportant plus de 8 membres (au lieu de 12 actuellement) ; il sera ajouté dans l’article 1833 du code civil que la gestion de l’entreprise doit prendre en considération « des enjeux sociaux et environnementaux », et une entreprise pourra inscrire (si elle le désire) sa « raison d’être » dans ses statuts. La loi renforcera la protection des intérêts publics en cas de rachat des entreprises dites « sensibles ». Rien de révolutionnaire, mais une reconnaissance au moins symbolique de la responsabilité individuelle des entreprises dans la société.

« En même temps », le projet de loi oriente davantage l’épargne salariale vers le placement en actions par une batterie de mesures visant à assouplir la détention de plans d’épargne retraite et à « renforcer la contribution de l’assurance-vie au financement de l’économie » en promettant d’apporter « plus de rendement pour les assurés et d’investissement en actions ». Il encourage aussi « l’accès des entreprises aux marchés financiers » en supprimant certaines obligations d’information pour les plus petites. Il autorise la cession de capital public détenu dans les sociétés ADP (ex-Aéroports de Paris), Française des jeux et Engie. Bref, la loi renforcera de fait… la pression des marchés financiers sur la gouvernance des entreprises.

Chacun trouvera une pièce qui le réjouit dans le puzzle qu’elle propose. Et en même temps, on risquera d’être déçu car, encore une fois, voici une réforme qui se garde de donner réponse à la question principale : qu’est-ce qui légitime le pouvoir des entreprises ? Leur résultat financier ou leur contribution au bien commun ?