Choisir une stratégie pour les années qui viennent, c’est trancher dans un champ de possibles décisions économiques, sociales ou politiques. Cependant l’efficacité d’une stratégie repose aussi sur la formulation d’un futur suffisamment désirable pour que l’on puisse espérer l’engagement durable des parties prenantes qui coopéreront. Deux niveaux donc qui sont nécessaires et complémentaires quand on les distingue mais qui s’empoisonnent mutuellement quand on les confond dans un discours imprécis.

Au moment où il faut se prononcer pour approuver telle stratégie, se joue donc un travail de jugement qui porte sur ces deux niveaux.

Un programme stratégique propose des actions à entreprendre dont aucune ne s’impose naturellement. Il est normal en effet qu’il existe des options, parfois fortement divergentes, sans quoi les notions même de stratégie et de choix n’auraient pas lieu d’être. Il faut se méfier des « Il n’y a pas d’autres solutions », qui sont des fermetures à l’intelligence.

Mais comment juger de la qualité des propositions dans le vaste champ des possibles ?

Les options n’existent qu’au regard d’une hiérarchie de contraintes et de valeurs que le stratège dresse au préalable, et au regard de laquelle il propose d’agir. Parfois implicite, cette hiérarchie détermine pourtant le contenu et la cohérence interne de sa stratégie. Par exemple, considérer l’indépendance capitalistique d’une entreprise comme prioritaire impose des choix économiques qui ne seront pas les mêmes si l’accent principal était mis sur le remboursement de la dette ou sur le rachat d’un concurrent. Qu’il y ait des contraintes, c’est une évidence; le vrai sujet est de savoir comment elles sont hiérarchisées.

Un programme stratégique se lit donc d’abord comme l’échelle de contraintes à affronter et de priorités à résoudre qu’établit le stratège et face auxquelles les solutions envisagées s’avèrent plus ou moins convaincantes. Comparer des stratégies c’est donc d’abord (et essentiellement) comparer des appréciations différentes de ce qu’il importe de traiter ou de maintenir prioritairement pour le bien de l’organisation. La première question que le jugement du décideur doit clarifier est : « quel est l’ordre des priorités qui soutient les choix proposés ? ».

Cependant, une stratégie n’a de sens que parce qu’elle projette l’organisation vers un futur sans doute idéalisé mais non pas impossible ; vision d’une œuvre commune suffisamment attirante pour motiver l’engagement de celles et ceux qui seront impliqués dans sa réalisation.

Sauf à croire naïvement que les parties prenantes et, en particulier, les collaborateurs ne se nourrissent que de chiffres et de calculs, il faut tenir compte de ce que Bergson appelait l’énergie spirituelle, sans laquelle les calculs les plus rigoureux restent dépourvus de raison, et donc de raison d’agir. Cette énergie permet de s’extraire de la gangue des contraintes du fait même de savoir que l’on marche vers un objectif supérieur commun.

L’exigence d’une vision porte en elle-même un risque de découragement quand l’idéal mobilisateur s’essouffle ou se réduit à une suite de petites décisions pragmatiques qui empruntent, parfois, des chemins inattendus. C’est pourquoi la « vision » ne doit pas être un catalogue de promesses à tenir mais plutôt une haute image de l’avenir que pourrait produire l’effort collectif. La deuxième question à poser est donc : « quel avenir désirable sont censés produire les efforts qu’il nous faut consentir ? »

Pour autant, la nécessaire distinction des deux niveaux (priorités/vision) ne signifie pas leur antinomie : elle invite, au contraire, à évaluer régulièrement la mise en œuvre de la stratégie à l’aune de la vision au service de laquelle elle avait été élaborée. Sans cela, la déception se matérialise tôt ou tard en rejet et en blocage.

Dans les moments délicats où il faut trancher entre différentes stratégies possibles se joue donc un double jugement. Le premier invite à comparer les programmes stratégiques selon l’ordre des contraintes et des priorités qu’ils présentent comme étant essentiel pour réaliser le futur et en fonction duquel la stratégie proposée peut être appréciée. Le deuxième jugement recherche la cohérence entre ce qui relève de l’idéal commun vers lequel on tend et les décisions pratiques pour y parvenir.

Heureuses alors les communautés dont les décideurs ont le loisir d’hésiter !

Car du fait de la complexité des situations, le choix stratégique final est rarement simple et il n’y a jamais un faisceau de décisions qui s’impose. Ce qui donne sa dignité au fait de devoir choisir. Le discernement fait nécessairement des concessions et il recherche la moins mauvaise des combinaisons possibles. C’est ce qui le rend exigent mais aussi vertueux. Car être appelé à trancher est certes une charge, mais c’est d’abord une chance d’exercer ses facultés de jugement, chance dont il faut rester reconnaissant pour éviter d’être comme absorbé par l’hésitation et l’incertitude.

Au terme de temps de discernement, qui est fatalement limité, faire un choix et l’assumer en conscience suffit à le rendre fructueux : il produit un décideur responsable à défaut d’un irréaliste choix sans risque.

La responsabilité des stratèges est d’honorer la pesante dignité des décideurs ultimes en opérant eux-mêmes, en amont, les discernements nécessaires. L’évidence que cela a été fait, signe, dès l’abord, la qualité d’une stratégie et elle se mesure à la clarté sereine du discours qui l’énonce et qui ne se fonde pas sur le dénigrement des stratégies que l’on ne propose pas, mais sur l’affirmation tranquille de celle que l’on considère comme la plus appropriée.