L’entreprise et l’intérêt de la société 

Dans les années 1950, à la grande époque du managérialisme et des « Trente Glorieuses », l’idéologie ambiante affirmait que la croissance économique conduit nécessairement au progrès de la société tout entière. La responsabilité des entreprises était donc de prospérer économiquement et socialement.  On demandait à la technocratie managériale de garantir cette promesse et le slogan fameux « Ce qui est bon pour Général Motors est bon pour l’Amérique » résumait l’optimisme de l’époque.

Un optimisme fondé sur une vision partielle de la réalité. Car dans les faits, l’Etat jouait un rôle essentiel dans la régulation des économies grâce à d’énormes investissements qui orientaient la production et l’innovation (comme la course aux armements, la conquête spatiale, le nucléaire, les réseaux de transports, etc.), mais aussi grâce à son pouvoir d’arbitrer les tensions sociales et de créer des opportunités géopolitiques pour mondialiser les activités nationales. L’Etat politique contrôlait donc le bien commun, pour le meilleur ou pour le pire.

Pour le pire ! affirma la révolution néolibérale qui s’est élevée à partir des années 1970 contre cette omniprésence étatique et a prôné le retour à une liberté d’entreprise idéalisée. Pour « dépolitiser » l’économie, on a substitué à l’Etat la régulation par les marchés financiers, supposés « politiquement neutres » car animés par le seul rendement objectif des investissements. Il s’en suivit la financiarisation des entreprises (et des organisations publiques) qui furent priées de se focaliser sur la rentabilité de leurs activités. Un mot de Milton Friedman est devenu la bannière de cette époque : « La seule responsabilité des entreprises est de faire du profit. »

Avec les crises financières répétées jusqu’à celle, dramatique, de 2008, l’illusion que les marchés peuvent réguler l’activité économique dans le souci de l’intérêt de la société, s’est évanouie. Qui peut croire encore que si on se laisse guider par les calculs financiers, les solutions au service du bien commun émergeront par enchantement ? Parallèlement, le péril environnemental a rendu peu crédible un retour au managérialisme d’antan : qui peut affirmer sérieusement que ce qui est bon pour une entreprise l’est nécessairement pour la planète et que les dirigeants ont la compétence pour assurer à coup sûr une telle relation ?

Sociétalisation et extension de l’activisme

Nous sommes ainsi entrés depuis les années 2010, dans une nouvelle phase du rapport entre l’économie et le politique : la sociétalisation. La « société » entend désormais agir sur les entreprises pour qu’elles intègrent dans leur création de valeur des réponses efficaces aux questions sociales et environnementales. Mais « la société » est hétéroclite et les opinions des citoyens sur les réponses à apporter divergent parfois radicalement. Des exigences nombreuses sont alors énoncées par la voix d’activistes de toutes sortes.

Ceux-ci opèrent sur deux fronts : ils font pression sur l’Etat, ses politiques et ses lois par le jeu de l’opinion publique afin d’agir sur la normalisation et la réputation des entreprises : c’est l’activisme de réseaux; ils peuvent aussi intervenir en tant qu’investisseurs dans le capital des entreprises afin de récupérer le pouvoir des actionnaires pour influer directement sur les directions des entreprises : c’est l’activisme actionnarial.

L’investissement financier était naïvement considéré jusqu’alors comme purement « technique » parce qu’on supposait que l’exigence de profit était commune aux actionnaires et transcendait en quelque sorte leurs différences. Il est désormais reconnu pour ce qu’il n’a, en fait, jamais cessé d’être : le soutien à certains choix sociaux, sociétaux et environnementaux plutôt qu’à d’autres, que les entreprises ont la responsabilité de mettre en œuvre.

La responsabilité de l’entreprise, des visions militantes

Symbole de cette évolution : une vingtaine d’Etats américains ont décidé depuis l’été 2022,  de ne plus confier la gestion de leurs avoirs financiers à BlackRock, le plus grand gestionnaire d’actifs au monde. Parmi les motifs invoqués, un désaccord avec ses choix de placement qui excluent les entreprises dont les activités ou les politiques ne sont pas considérées comme « durables » ou «politiquement acceptables ». Peu importe le sacro-saint « rendement » : ils dénoncent un « woke capitalism », associant l’exigence de développement durable à des partis-pris idéologiques qui menaceraient la liberté individuelle et le droit d’entreprendre. Cela dans une surchauffe pré-électorale dont les mid-terms ont été l’aboutissement (provisoire).

La « sociétalisation » de l’économie poursuit ainsi la mutation de nos démocraties : on ne croit plus que l’Etat, les marchés ou des techniciens omniscients connaissent suffisamment les problèmes de la société pour les résoudre. Et ce doute général gagne aussi la manière de diriger les entreprises.

Mais qui peut alors assurer quelles sont les bonnes décisions à prendre pour servir le bien commun ? Cette compétence s’est fractionnée et elle est désormais revendiquée par de multiples groupes d’activistes. Quelle que soit son inspiration, l’activisme, qu’il soit de réseau ou actionnarial, s’appuie aujourd’hui sur des positions militantes souvent diffuses mais résolues. Pour le meilleur ou pour le pire.

Le slogan de la nouvelle ère qui s’ouvre pourrait donc être : « La responsabilité de l’entreprise, c’est de faire ce qui est bon pour la société », avec toutes les interprétations que cela peut inspirer ;  et les nécessaires adaptations de la manière d’arbitrer et de gouverner que cela nécessitera.

Une version plus courte de cet article est parue dans le Monde du 6 novembre 2022