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Extrait du journal Le Monde du 20 avril 2018

Il y a deux siècles, en mai 1818, des hommes d’affaires philanthropes fondaient la première Caisse d’épargne . A une époque où les services bancaires étaient réservés aux élites, cette société anonyme privée se donnait une mission sociale : encourager l’épargne populaire. Il s’agissait de proposer des livrets d’épargne, mais aussi d’éduquer le peuple à l’économie et de lui donner le goût et les moyens de constituer un patrimoine, pour éviter la misère en cas de coup dur. Sur le modèle parisien, des initiatives privées, soutenues par les pouvoirs publics locaux, créèrent des caisses identiques dans toute la France.

Leur développement conduisit l’Etat à inventer pour elles le statut original d’entreprise privée d’utilité publique. Ce statut inscrivait dans le droit que la logique économique était soumise à une mission sociale, déterminant l’orientation stratégique de l’entreprise. C’était en 1835.

D’abord simples collectrices d’épargne, les caisses furent autorisées en 1895 à financer les logements sociaux, les infrastructures d’aides aux personnes en difficulté et à soutenir pécuniairement des oeuvres d’intérêt général. En 1950, leur activité fut étendue au crédit aux collectivités. L’objet social restait en résonance avec l’activité économique de proximité et de développement local, dont les Caisses d’épargne ont été les leadeuses pendant plus d’un siècle, tout en demeurant des sociétés privées.

En 1999, elles changent de statut pour devenir des banques coopératives. Les parts sociales sont détenues par les clients sociétaires. Gouvernée par un conseil d’administration et un directeur, chaque caisse reste autonome quant à la collecte des dépôts et à l’investissement des résultats. Les administrateurs des sociétés d’épargne locales composent l’assemblée générale des caisses régionales, elles aussi autonomes et gérées par un directoire, nommé par un comité d’orientation élu par l’assemblée générale. La même logique ascendante constitue, à l’échelon national, la Fédération nationale des caisses d’épargne.

Mais entre-temps, l’environnement économique des Caisses d’épargne s’est modifié. La plupart des Français sont désormais bancarisés et l’industrie financière, jusqu’alors très réglementée, est libéralisée. En 1983, les Caisses deviennent des établissements de crédit à part entière, comparables aux banques classiques avec lesquelles elles entrent en concurrence frontale.

Pour être profitables, elles développent des activités financières et innovent, en particulier en devenant très actives dans les fonds de placement et les SICAV (Société d’investissement à capital variable). Rationalisation oblige, le nombre de Caisses régionales passe de 585 à 35 entre 1983 et 1992.

En 2006, les Caisses s’associent aux Banques populaires pour créer Natixis, banque de financement cotée qui, pour s’imposer sur le marché, prend des risques importants. Lors de la crise des subprimes en 2008, elle perd jusqu’à 95 % de sa valeur. A la recherche d’une taille critique, les groupes Caisses d’épargne et Banques populaires fusionnent en 2009 pour former la BPCE, deuxième groupe bancaire français. En 2018, il ne reste que 16 caisses régionales.

La riche histoire des Caisses d’épargne éclaire sur deux points la question tant débattue de l’entreprise à mission. D’une part, le souci de conjuguer mission sociale et rentabilité économique est aussi ancien que le capitalisme privé. D’autre part, l’équilibre des deux termes est soutenable dans un environnement modérément concurrentiel. Quand celui-ci s’ouvre à une vive compétition, le besoin de profits pour rester dans la course impose ses priorités.

Le choix du statut d’entreprise à mission ne peut donc être indifférent au contexte concurrentiel des entreprises : soit le périmètre économique de celles qui se donnent une mission sociale est régulé pour éviter une compétition insoutenable. Soit l’obligation de se donner une telle mission s’impose à toutes les entreprises, qui se concurrencent alors sur leur capacité à combiner les exigences de la mission et celles de la rentabilité.

Pierre-Yves Gomez