La situation économique est inédite du fait de l’origine et de l’ampleur de la dépression qui s’annonce. Mais partout les Etats interviennent pour éviter le cycle infernal de la récession : plus de faillites et de chômage entraînerait une diminution de la demande, donc un affaissement de l’offre et, en retour, des faillites et du chômage.

Pour bloquer la spirale dépressive, les Etats dépensent massivement : par exemple, en France, en proposant de prendre en charge les salaires de 13 millions d’actifs pendant plusieurs semaines ou les cotisations de milliers d’entreprises en difficulté, et aussi en garantissant des prêts (300 milliards d’euros) et, dans les prochains mois, comme un puissant investisseur en lançant de « grands travaux », de préférence pour accélérer la transition énergétique.

De ce point de vue, la situation n’est pas inédite. Depuis deux siècles, le capitalisme connaît régulièrement des crises et des interventions publiques pour le sauver. Le rôle de l’Etat comme assureur et comme réanimateur de l’économie a été décrit par John Maynard Keynes (1883-1946) dans sa fameuse Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie de 1936. L’illusion néolibérale des années 1970 laissait croire que ce temps était révolu et que les « marchés » libéralisés pouvaient fonctionner de manière parfaitement autonome.

Or l’histoire économique des dernières décennies montre, au contraire, que les Etats ont dû intervenir comme pompiers au moins une fois par décennie (par exemple en 1987, en 1998, en 2002, en 2008, et désormais en 2020), avec des moyens de plus en plus énormes à mesure que les crises se faisaient globales et systémiques. Ne pas le reconnaître relèverait de l’aveuglement idéologique.

L’Etat est, certes, un corps politique orientant l’organisation de la société, notamment par ses investissements, mais c’est aussi, d’un point de vue économique, un corps de citoyens-contribuables qui consentent à abandonner une part de leurs revenus pour faire fonctionner le grand régulateur public.

D’où il résulte une double responsabilité à leur égard : celle des gestionnaires des deniers publics et celle des bénéficiaires de leur allocation. Autant que les particuliers, ce devoir concerne les entreprises et il constitue un volet de leur responsabilité sociétale, notamment quand elles obtiennent des aides publiques.

Alors que certaines d’entre elles marquent aujourd’hui leur citoyenneté en claironnant leur « raison d’être », leur mission ou un engagement social étendu, il ne faudrait pas occulter une obligation plus basique et substantielle : elles sont redevables de l’effort de la nation quand il est déployé pour éviter l’effondrement économique.

C’est pourquoi, par exemple, quand le mécanisme du chômage partiel a temporairement couvert les salaires de leurs collaborateurs, il serait juste que les entreprises remboursent l’Etat si elles réalisent des profits dans les trois prochaines années ; de même, le contribuable est en droit de récupérer d’éventuelles primes de fin d’année prévues pour les salariés s’ils ont bénéficié du chômage partiel.

Puisse cette énième crise nous rappeler que loin de s’opposer, les démarches publiques et privées doivent se respecter mutuellement pour que l’économie fonctionne mais aussi pour que la société perdure. Sans quoi les effets d’aubaine et les abus de toutes sortes feront de l’Etat, selon le mot de Fréderic Bastiat, « la grande fiction par laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde » : un Etat toujours critiqué et inlassablement pillé.