L’alignement quasi immédiat des grandes entreprises américaines sur la ligne culturelle du président Trump a pris de court une grande partie de l’opinion européenne. Les géants de la tech, présentés comme vecteurs d’un capitalisme « progressiste » et globalisé, avaient été jusqu’alors, pour la plupart, de généreux soutiens financiers des démocrates et ils semblaient incarner les valeurs sociétales que ceux-ci défendaient.

Mais après la défaite démocrate aux élections de 2024, ces mêmes entreprises ont changé de discours pour prêter une allégeance marquée au nouveau pouvoir républicain. À la manière de féodaux d’un autre temps, on les vit se presser aux premiers rangs de la cérémonie d’investiture de Donald Trump et affirmer publiquement que leurs postures sociétales de naguère avaient pu aller trop loin.

Le constat est cruel pour ceux qui pensaient que ces entreprises agissaient par conviction et partageaient vraiment leur vision du monde. En réalité, leur positionnement idéologique est avant tout tactique : il répond aux mécanismes d’un capitalisme dans lequel les idées sont des actifs ayant cours, au même titre que les titres financiers.

Car la sociétalisation, cet envers politique du capitalisme contemporain, a transformé depuis une dizaine d’années le débat public en un marché des opinions. Selon la logique décrite il y a longtemps déjà par Pierre Bourdieu (Les Règles de l’art, 1992), les acteurs de ce marché cherchent à maximiser du capital symbolique constitué de valeurs éthico-identitaires, dans le but de préserver ou d’améliorer leur position sociale. Devenu très liquide et très spéculatif grâce aux réseaux sociaux, le marché contemporain est animé par des groupes d’influence ou des individus s’auto-instituant porte-paroles de la société tout entière pour entraîner l’opinion.

Peu importe que leurs convictions soient partagées en profondeur : il suffit que tout le monde croie qu’elles le sont et qu’elles reflètent l’opinion générale pour qu’elles le deviennent. Pour cela, elles doivent menacer de discrédit — voire de scandale — ceux qui assumeraient ne pas les partager. L’enjeu est de provoquer l des polémiques, de diffuser des indignations, de menacer de scandale ou de discrédit public pour produire une adhésion de masse, moins fondée sur la conviction que sur la crainte de l’écart à la pensée commune. Ce qui établit la pensée commune…

Pour éviter ce risque, les entreprises n’ont pas d’autre ressource que de s’aligner sur les idées qui leur semblent momentanément dominantes, avec la même vigilance qu’elles portent aux variations des prix sur les marchés financiers.

Jusqu’ici, les mécaniques de la sociétalisation étaient assez bien contrôlées par un activisme progressiste, aguerri à cette démarche et aux codes de la communication. C’est pourquoi les grandes entreprises se rangeaient sous leur coupe.

Mais ce monopole a été brisé. Des groupes d’inspiration libertarienne ou conservatrice (groupes par ailleurs opposés idéologiquement, mais unis par leur détestation des précédents et leur désir de récupérer leur position symbolique et sociale) — des activistes nouveaux donc, ont compris qu’ils devaient, eux aussi, intégrer les opportunités offertes par la sociétalisation dans leur stratégie politique. Ils ont investi dans les réseaux et les médias, multipliant les relais d’influence et les influenceurs comme l’avaient fait, avec succès, leurs adversaires.

Leur succès électoral, avec la victoire de Trump, a révélé que leur stratégie avait réussi et qu’ils représentaient désormais l’opinion majoritaire, manifestée dans les urnes. Les grandes entreprises en ont tiré les conséquences sans états d’âme, en actualisant leur communication au nouveau climat des opinions.

En affaiblissant les corps intermédiaires politiques — syndicats, partis, médias institutionnels — qui encadraient autrefois les débats, la sociétalisation met les entreprises en contact direct avec la société et ses convulsions. Comme devant n’importe quel marché liquide (en l’occurrence ici, celui de l’opinion), elles réagissent avec souplesse et rapidité. Ce n’est que marginalement et non sans prendre de grands risques qu’elles cherchent à influencer directement le cours de l’opinion, comme l’ont fait Disney en intégrant le progressisme sociétal dans ses productions ou Elon Musk en engageant son image d’entrepreneur dans la campagne de Donald Trump. Dans le cas général, elles se contente de suivre les cours de l’opinion…

Car dans une société livrée à la spéculation, l’opinion est devenue un actif comme un autre, soumis à des valorisations, des bulles et des arbitrages stratégiques. Seuls les esprits animés de convictions fortes déplorent l’inconséquence morale qui en résulte.

Des convictions qu’ils doivent néanmoins affirmer au nom de principes clairs. Car il n’est plus possible de croire encore qu’elles seront partagées parce qu’elles sont « vraies », sans refonder au préalable le sens et le souci de la vérité. Un long travail commence…