« Theranos, fondée en 2003 par Elizabeth Holmes, âgée de 19 ans, se donnait pour mission de métamorphoser l’industrie de l’analyse médicale » (Elizabeth Holmes, entre l’ancien président des Etats-Unis Bill Clinton et Jack Ma (Alibaba Group), en 2015). © Brendan McDermid / Reuters / REUTERS
Dans sa chronique, Pierre-Yves Gomez explique que les stupidités, les escroqueries ou les erreurs stratégiques sont les contreparties du manque de discernement de dirigeants-fondateurs cumulant les fonctions de président et de directeur général et donc les pouvoirs de direction et de contrôle.
Entreprises. En 1968, la Californie faisait déjà rêver les jeunes en leur ouvrant des perspectives de paradis artificiels, de liberté hippie et de pacifisme fleuri. Cinquante ans plus tard, elle envoûte désormais par son business disruptif, l’aplomb avec lequel de jeunes businessmen affirment de nouveau qu’ils vont changer le monde et les parfums de dollars qui s’en dégagent.
Les fumées commencent pourtant à se dissiper un peu sur les révolutions économiques et sociales qu’on y conçoit. La ridicule affaire Juicero a sonné comme un réveil brutal. Cette start-up fondée en 2013 promettait de démocratiser la consommation mondiale de jus de fruits. Son fondateur, Doug Evans, avait inventé une machine capable d’appliquer trois tonnes de pression sur une poche contenant des fruits frais déjà pelés et découpés pour en extraire le jus.
Résultats quasi inexistants et chiffres truqués
Moins drôle est l’histoire de Theranos. Fondée en 2003 par Elizabeth Holmes, âgée de 19 ans, la start-up se donnait pour mission de métamorphoser l’industrie de l’analyse médicale grâce à une technique géniale permettant de réaliser 200 types d’examens en prélevant seulement quelques gouttes de sang d’un patient.
Theranos a levé 700 millions de dollars auprès d’investisseurs, sa capitalisation a dépassé les 10 milliards en 2014 et sa dirigeante est devenue une des stars milliardaires les plus médiatisées de la Silicon Valley. Jusqu’à ce qu’en mars 2018 l’escroquerie de l’icône des start-up soit éventée : la technologie était surestimée, les résultats obtenus quasi inexistants, les chiffres truqués. Exsangue et débarrassée d’Elizabeth Holmes, inculpée pour fraude, Theranos a dû revenir à des ambitions plus modestes et plus saines.
Au même moment a éclaté l’affaire Cambridge Analytica. Moins de quinze ans après sa fondation, Facebook gère un réseau social de 2,2 milliards d’utilisateurs, génère un bénéfice annuel de 16 milliards de dollars pour un chiffre d’affaires de 40 milliards de dollars, dont 95 % tirés de la vente de publicité. Le scandale a dévoilé que l’entreprise était incapable de réagir correctement à un détournement d’informations tirées de sa gigantesque base de données à partir de sa plate-forme.
Inquiétante détentrice de milliards de données personnelles
Pis, alors qu’elle affirme que sa mission est « de rendre le monde plus ouvert et plus connecté », elle est apparue comme l’inquiétante détentrice de milliards de données personnelles qu’elle entend exploiter à son profit. Son fondateur, Mark Zuckerberg, auquel on prêtait un destin présidentiel, a dû s’expliquer en avril devant le Congrès américain et devra renouveler l’exercice fin mai devant le Parlement européen.
Retour au réel, donc : dans la Silicon Valley comme ailleurs, les stupidités, les escroqueries ou les erreurs stratégiques sont les contreparties du manque de discernement. On aurait tort de croire qu’elles sont dues à l’immaturité de flamboyants entrepreneurs. Les conseils d’administration des start-up californiennes sont largement composés d’experts en technologies de pointe et la moyenne d’âge dépasse 50 ans – 55 ans pour Facebook et même 75 ans chez Theranos !
Mais la gouvernance de ces entreprises reste floue du fait que les dirigeants-fondateurs cumulent les fonctions de président et de directeur général et donc les pouvoirs de direction et de contrôle. De plus, les administrateurs sont souvent eux-mêmes des entrepreneurs de la Silicon Valley ou des fonds d’investissement qui les financent. Ce petit univers s’enthousiasme collectivement et s’autocélèbre collégialement. Il n’est pas étonnant que, dans une atmosphère aussi confinée où les montants des financements circulent sans entraves pour doper n’importe quel projet, on aboutisse parfois à des histoires hallucinantes.