Source : Echanger sur son travail permet de redécouvrir ce que des activités très individualisées et en mutation perpétuelle font souvent oublier : le respect pour le travail des autres.
Lors d’un récent séminaire, un jeune dirigeant expliquait qu’il avait établi la règle suivante dans sa start-up de dix-sept collaborateurs : chaque lundi matin, tout le personnel se retrouve autour d’un café et chacun doit dire en deux minutes quelles seront ses principales activités de la semaine. Cet exercice de communication s’est imposé parce que, du fait de l’activité tourbillonnante de l’entreprise, les collaborateurs étaient devenus incapables de comprendre le travail de leurs collègues.
Si une telle méconnaissance existe déjà dans de très petites entreprises, on peut imaginer combien elle est étendue dans les grandes organisations. Dans bien des cas, la plupart des employés n’ont aucune idée du contenu du travail des autres salariés, quand bien même ils les côtoient.
Cette ignorance généralisée est préjudiciable à ce que l’économiste américain Harvey Leibenstein (1922-1994) a appelé l’X-efficience, c’est-à-dire la création de valeur spontanée, qui naît du croisement (c’est le sens du X) des compétences et des activités dans une communauté de travail (Inside the Firm : The Inefficiency of Hierarchy, Harvard University Press, 1987).
Or, la multiplication de fonctions nouvelles et parfois énigmatiques liées à la financiarisation puis à la transformation numérique des entreprises, mais aussi les réorganisations à répétition, l’intensification des processus de production, la course à la performance individuelle, la mobilité et l’extrême division technique des tâches ont contribué à cloisonner les représentations au point que des salariés ignorent l’activité de leurs collègues, à l’exception de la partie, souvent étroite, avec laquelle on est en contact pour assurer ses propres activités.
« Intelligence collective »
Le métissage « naturel » des idées ou des compétences est devenu si difficile, que les entreprises doivent mettre en œuvre des politiques pour inciter à la collaboration et pour faire naître de « l’intelligence collective » au bénéfice de projets communs. Pour utiles qu’elles soient, ces politiques ne prennent pas toute la mesure de la situation : les collaborateurs ne travaillent pas ensemble « naturellement » parce qu’ils n’ont simplement plus le temps de s’intéresser au contenu du travail des autres.
Dans le récent ouvrage qu’il a coordonné (L’Entreprise délibérée. Refonder le management par le dialogue, Nouvelle cité, 290 pages), le professeur de gestion Mathieu Detchessahar rappelle l’importance des espaces « gratuits » d’expression et de discussion sur le contenu du travail, sans leur assigner des objectifs de résultats immédiats.
En exposant régulièrement ce qu’ils font, les salariés se découvrent mutuellement, ils mettent au jour les environnements qui favorisent ou contraignent leurs tâches, les habilités et les expertises déployées. Non seulement ils informent les managers sur la réalité du travail plus sûrement que ne le font les tableaux de bord, mais ils s’aident à trouver des solutions ou ils repèrent des collaborations possibles. Accessoirement, échanger sur son travail permet aussi de redécouvrir ce que des activités très individualisées et en mutation perpétuelle font souvent oublier : le respect pour le travail des autres.
Votre analyse est certainement juste mais me fait tout de même poser la question : les entreprises, ou plutôt les managers, n’entretiennent-ils pas eux-mêmes sciemment le cloisonnement de l’information ? Ce qui se traduirait mécaniquement par un cloisonnement des collaborateurs.
Certes on communique beaucoup sur ce qui se passe dans l’entreprise à grand renfort de newsletters internes, de séminaires, etc. mais sur les informations qui permettraient concrètement aux collaborateurs (i) de créer, (ii) de proposer des solutions innovantes ou alternatives, (iii) de trouver des moyens de collaboration qu’ils n’auraient pas imaginé autrement, (iv) de nouer des amitiés, etc. (regroupons ici toutes les raisons pour lesquelles il est bon que « les salariés connaissent l’activité de leurs collègues ») c’est le black-out.
Cela s’explique sans doute davantage par une application de méthode managériales ancestrales fortement ancrées culturellement, qui veulent que la vérité vient d’en haut et que le bas est là pour exécuter la feuille de route, plus que par un individualisme exacerbé des collaborateurs.
Qui détient l’information détient le pouvoir, dit l’adage.
Donc, à qui la faute ? Je ne suis pas sûr qu’il faille mettre cela sur le compte d’employés individualistes, qui sont sans doute les plus prompts à partager sur leurs jobs respectifs à la machine à café, ce qui reste des discussions de comptoir puisqu’elles n’intègrent pas, faute d’information, la vision stratégique que porte l’équipe managériale / actionnariale (je ne parle pas ici des grands axes de plans stratégiques à 5 ans).
Cela expliquerait l’originalité de votre jeune dirigeant : c’est son style managérial qui est particulier (vs la culture managériale ancestrale) et non ses collaborateurs qui seraient plus ou moins individualistes.
La question est : est-il légitime d’avoir peur de perdre le (du) pouvoir lorsqu’on décloisonne l’information ? La réponse viendra peut-être de votre jeune dirigeant dans 5 ou 10 ans selon le succès de sa méthode. Mais il y a fort à parier que la création de valeur est plus forte dans les entreprises où l’information est décloisonnée que dans les entreprises régies par les codes managériaux ancestraux.
On ne prend plus le temps de se parler et connaître le travail de ses collègues dans les entreprises, et encore moins avec le télé travail. Et si le top management ne communique pas clairement et fréquemment sur la stratégie, les actions en cours aux équipes, cela devient nébuleux pour tous.
Si un outil simple de mesure du gain de temps (et d’argent) existait dans les entreprises pour démontrer que parler et échanger ensemble sur son travail, ses difficultés, ses succès, les collaborateurs se sentiraient moins isolés et la performance de l’entreprise augmenterait de manière graduelle et naturelle.
Un tel outil existe t il ?