Le site Iphilo vient de publier un texte de Pierre-Yves Gomez proposant une clé de lecture de son nouvel ouvrage, l’Esprit malin du Capitalisme. Le voici en intégralité:

 

Dans son essai fameux, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber décrit l’influence des croyances religieuses sur les transformations économiques. Héritier de la sociologie historique allemande, Weber repérait un lien étroit entre l’affirmation d’un « esprit du capitalisme » et les représentations du salut qui animaient les églises protestantes après la Réforme. Le capitalisme inaugurait une façon nouvelle de rationaliser les relations économiques et sociales fondée sur l’accumulation du capital ; or, au même moment, le protestantisme suggérait que la preuve de la bénédiction divine se matérialisait par l’accroissement du capital que le travail individuel permettait de générer. L’éthique protestante communiquait son « esprit » au capitalisme.

Si, depuis lors, la thèse de Weber a été critiquée et corrigée, elle a néanmoins consacré le sens de la causalité entre les croyances et les comportements économiques : ce sont les premières qui inspirent les seconds, les superstructures qui influencent les structures, les mentalités qui déterminent les pratiques. En l’occurrence, le capitalisme est le produit de l’éthique protestante et non l’inverse.  Le récent ouvrage Capital et idéologie témoigne bien de la prégnance de ce point de vue : Thomas Piketty fait jouer aux idéologies, et notamment au néolibéralisme, un rôle décisif dans l’acceptation sociale du creusement récent des inégalités. Les masses ont été rendues dociles par des croyances (néolibérales) soutenues par les élites qui ont assuré que l’accumulation individuelle de richesses est économiquement efficace même quand elle se réalise au détriment de la justice sociale.

Il ne fait aucun doute que les systèmes de pensée répandus par les détenteurs du « savoir légitime », experts et gouvernants, participent au conditionnement des gouvernés en procurant à leurs comportements des critères d’évaluation supposés « rationnels ». Mais à pousser trop loin cette conception idéaliste, on finirait par considérer que les idées et les théories précèdent et provoquent les rapports de production ou de domination et que ceux-ci ne sont pour rien dans la fabrication des représentations qui légitiment leur existence.

Une approche réaliste doit chercher, au contraire, à comprendre comment la vie matérielle, en se déployant, produit elle-même les repères et les croyances qui la rendent socialement acceptable. En d’autres termes, le réalisme suggère que le fonctionnement du capitalisme produit, de manière endogène, son « esprit », c’est-à-dire l’ensemble des croyances partagées qui permettent… le fonctionnement du capitalisme.  Selon une telle approche, il faut se saisir des dispositifs matériels de l’économie pour repérer comment ils produisent l’esprit d’une société qui les reconnaît comme efficaces. C’est ce que je suggère en étudiant le déploiement parallèle, depuis un demi-siècle, du capitalisme spéculatif et de la société individualiste postmoderne.

Une réorientation des flux de financement

Point de départ objectif parmi les faits matériels possibles : à partir des années 1970, le financement de l’économie occidentale a été radicalement transformé. D’abord aux Etats-Unis puis, de proche en proche dans tous les pays développés, l’épargne des ménages a été orientée vers les marchés boursiers. Il s’agissait essentiellement, pour les régulateurs publics, de sécuriser l’épargne capitalisée en vue de la retraite. La loi Erisa de 1974 exigea que les fonds de pension chargés de gérer ces cotisations placent les montants collectés en obligations ou en actions de manière à diversifier le risque des petits épargnants. La réorientation de l’épargne des particuliers vers la sphère financière gagna de proche en proche tous les pays, même ceux qui, comme la France, financent les retraites par répartition. En effet, elle avait pour avantage économique d’apporter aux entreprises cotées des volumes considérables de capitaux qui, à la différence de l’endettement bancaire, ne sont pas remboursables. Même en France donc, on vit exploser les Sicav, les fonds communs de placement, l’assurance-vie et autres Plans épargne retraite.

Cette transformation précède, remarquons-le de six années l’élection de Ronald Reagan, présenté comme l’acteur de la révolution néolibérale. Avant son accession au pouvoir, la bourse de New York avait déjà connu son Big bang. Des milliers de milliards d’euros avaient commencé d’affluer vers les marchés financiers des pays développés. Pour les drainer, les traiter et les investir une technocratie financière composée de traders, de gestionnaires de fonds, d’analystes financiers, etc. se déploya avec la mission de faire fructifier cette masse de capital.

L’appareil productif s’adapte

Les plus grandes entreprises cotées en tirèrent parti. Elles purent lever des fonds et s’endetter davantage, ce qui augmentait leur puissance de feu concurrentielle. Naturellement, les profits devaient aussi augmenter pour valoriser leurs capitaux propres qui, eux-mêmes, garantissaient leurs dettes. Pour qu’un tel cycle reste vertueux, une course se mit en place pour dégager, d’une manière ou d’une autre, des résultats financiers élevés. A cet effet, les entreprises utilisèrent leurs capitaux pour racheter des concurrents et accroître leur taille : dès les années 1980, dans tous les secteurs, des vagues successives d’OPA donnèrent naissance à des géants de taille mondiale. Ils durent nécessairement étendre leur périmètre de production : la globalisation, financière et industrielle n’est pas le produit d’une idéologie mondialiste qu’on dénonce après coup comme s’il s’agissait d’une intention délibérée des élites, mais la conséquence mécanique de la nécessité, pour chaque entreprise, de trouver des débouchés mondiaux à des capacités de production gonflées par l’aspiration de capitaux.

Parallèlement, pour trouver de nouvelles sources de profits permettant de valoriser ces capitaux (et donc garantir leurs dettes), les entreprises se lancèrent dans une course à l’innovation. En effet, il est plus aisé de promettre aux marchés financiers des résultats élevés lorsqu’on transforme ses techniques ou ses produits, ou qu’on réforme ses structures et qu’on « rationalise » sa production : d’où la vague de ruptures technologiques continue, depuis les années 1980, et, en corollaire, les réorganisations permanentes présentées comme un nouvel art de gouverner les entreprises.

Les mutations du travail

De son côté, la technocratie financière voulut s’assurer de l’augmentation continue de la valeur du capital placés dans les entreprises, puisqu’elle avait promis aux épargnants dont elle gérait le patrimoine, des niveaux de rendements qu’il fallait honorer. In fine, elle devait donc s’assurer que les profits promis seraient réalisés. La logique de la performance étendit aux entreprises des normes financière et des contrôles de résultats au nom de la transparence de l’information. La « transparence », qui finit par devenir une sorte de vertu civique, est née de la nécessité du contrôle des entreprises par des instances financières externes à elles, et qui exigeaient des données fiables sur les profits envisagés, d’abord tous les semestres, puis tous les trimestres, puis en flux continu, afin d’alimenter les opérations sur les marchés financiers.

Pour attirer à elles les capitaux, les entreprises s’alignèrent sur de telles exigences, et elles multiplièrent à leur tour en interne, les ratios, les paramétrages et les indicateurs destinés à évaluer leur production, à toutes ses étapes, pour prouver la génération du profit. Le principe qu’il fallait créer de la « valeur pour l’actionnaire », n’est pas né du cerveau de quelques économistes de l’université de Chicago : c’est une conséquence du financement massif des entreprises par des fonds qui faisaient eux-mêmes à leurs clients (retraités, épargnants) des promesses de valorisation de leur patrimoine.

Nouvel synchronisation des acteurs, le travail dans les entreprises dut logiquement être réinterprété selon la logique quantitative d’évaluation financière de la performance. Dans les tableurs et les ratios qui servaient désormais à piloter les entreprises, il fut repéré comme l’expression d’un capital contribuant, à sa manière, à générer les profits espérés. Dans ce contexte, le travailleur, redéfinit comme détenteur d’un capital humain, est censé maximiser les potentialités qu’il déploie et les réseaux qu’il alimente. La détention d’un capital au niveau de chaque individu permet de préciser le plus finement possible sa contribution propre à la performance financière globale de l’entreprise.

Associé à des ratios de performance, récompensé par des primes, l’individu fut reconnu et se reconnut lui-même comme un micro-capitaliste en puissance, détenant des compétences et des connaissances à exploiter au meilleur rendement.  Il accueillit cette possibilité de valoriser au mieux ses propres capacités individuelles au travail comme une émancipation à l’égard des normes, des contraintes et des inerties collectives. L’individualisme trouvait sa raison d’être dans la matérialité des dispositifs économiques qui établissait la valeur du « capital humain » : ratios d’évaluation, primes au mérite, plans de carrière individualisés, etc.

Le consommateur microcapitaliste

En dehors de l’entreprise, le travailleur est un consommateur. Là est, il aussi enrôlé dans les dispositifs matériels de la vie économique et sociale composés par les techniques qu’ils utilisent, les canaux permettant la consommation et les processus marchands valorisant les produits qu’il achète. Pour exprimer la valeur des biens et des services proposés au public et s’assurer de leur profitabilité, les entreprises projetèrent sur les marchés les modes d’évaluation qu’elles avaient mis au point en leur sein : ratios d’évaluation, avantages individualisés, etc.

On vit se multiplier dans les espaces de consommation, les classements, les grilles de performances, les évaluations comparatives des produits proposés à la vente, et, en corollaire, la réduction en capital de toutes les dimensions de la vie matérielle que les produits achetés étaient supposés favoriser et « valoriser ». Pour le consommateur, il est devenu commun de calculer son « capital » émotionnel, son « capital » sexuel, son « capital » santé, son « capital » sommeil ou son « capital » bronzage pour estimer comment tel produit ou tel service peut le faire fructifier. Dans l’infrastructure composée d’informations multiples et de ratios d’évaluation, l’acheteur trouve évident de comparer les prix, les performances ou les jouissances espérées, et de mettre en compétition sévère les offreurs afin de dégager le plus grand profit de l’acte de consommation. Sa mentalité se modifie, non pas du fait d’une conversion soudaine à il ne sait quelle théorie néolibérale dont il ignore tout, mais parce que sa capacité à poser une décision se repère et s’ajuste selon un système de normes quantifiées et de comparaisons concurrentielles.

Au tournant des années 1990, la valorisation capitalistique du travail a donc débordé de l’entreprise pour gagner toute la société. Le consommateur est aussi devenu un microcapitaliste individualiste qui observe les critères de performance des achats comme un (micro) « entrepreneur de soi-même » cherchant à maximiser « valorisation de soi » dans sa vie quotidienne. Il se doit d’être autonome, recherchant le bénéfice hédoniste et habile à calculer. La recherche du profit privé comme mode de gouvernement de soi et comme manière de vivre a été, de proche en proche, la conséquence ultime du développement d’une grammaire identique pour qualifier la valeur des choses produites et des choses consommées. Cette grammaire a été le résultat de repérages communs et de synchronisations successives des acteurs, à tous les niveaux de la société. La théorie néolibérale n’a été mobilisée que comme une rhétorique savante permettant d’établir après coup, le récit rationnel de ces alignements matériels et du « progrès » qu’ils étaient censés réaliser à l’individu émancipé parce que micro-capitaliste.

Le problème des débouchés financiers

Bien qu’elles aient été majeures, ces transformations matérielles ne racontent pourtant qu’une partie de l’histoire. Car le détournement de l’épargne des ménages vers les marchés financiers produisit aussi et dès l’origine, un déséquilibre considérable entre l’offre et la demande de capitaux. D’un côté des milliards d’euros d’épargne annuelle sont disponibles, de l’autre, des Bourses qui ne cotent qu’un nombre très limité d’entreprises, environ 10 000 dans le monde –les plus grandes et les plus innovantes. L’énorme quantité de liquidités a donc trouvé peu de débouchés pour s’investir. Elle s’est mise à flotter, selon l’expression financière consacrée, prête à se précipiter sur les meilleures perspectives de rendements et les promesses de gain les plus alléchantes.

Parallèlement, iI était impossible que les entreprises dégagent indéfiniment des profits toujours plus élevés pour assurer non seulement le remboursement de leurs dettes mais aussi la valorisation croissante des capitaux levés sur les marchés. En conséquence, pour que la logique d’un tel circuit de financement puisse se poursuivre, il fallut trouver une manière d’accroître la valeur du capital qui ne compte pas sur la seule augmentation des profits.

La spéculation comme mode de valorisation du capital

Assez rapidement, et, comme on le voit, pour de raisons tenant strictement à la mécanique des fluides économiques, la surenchère spéculative  devint une nécessité pour faire fonctionner le système de financement. Dans une logique spéculative, le capital investi dans les entreprises est évalué, non plus selon les seuls profits anticipés, mais aussi en fonction des promesses, des espérances et des paris sur l’avenir : des transformations inouïes, des « disruptions » incroyables vont advenir et elles vont changer la production, la consommation et les échanges. En conséquence, le capital d’une entreprise peut atteindre une valeur considérable sur les marchés, indépendamment même des profits et même des pertes qu’il génère aujourd’hui.

Tout le monde doit croire que tout le monde croit que des innovations et des transformations vont changer radicalement l’avenir et que la stratégie gagnante consiste à repérer les « pépites » prometteuses. Dans ce contexte spéculatif autoentretenu, la valeur des titres en bourse ne peut que continuer d’augmenter. En 2019, la capitalisation boursière mondiale (de moins de 10 000 entreprises cotées) atteint 92 412 milliards de dollars, soit 120 % du PIB mondial.

En se fondant collectivement sur de telles anticipations, la rationalité des opérateurs financiers se fonde sur le mimétisme : il s’agit d’anticiper les promesses auxquelles le « marché » va croire, d’y souscrire en finançant les projets qui les servent et, ainsi, de contribuer à la réalisation de ces promesses. Le capitalisme spéculatif n’est pas un dévoiement d’un capitalisme supposé vertueux par des financiers cupides ou irresponsables. C’est une façon nouvelle d’assurer la croissance qui brise les tables ancienne de la loi économique : les entreprises s’endettent toujours plus en garantissant leurs dettes par la surenchère permanente sur la valeur future de leur capital, valeur qui est largement due à la spéculation sur les promesses de gains qu’elles annoncent. Désormais, même s’il n’y a pas de profits, le pari sur le futur suffit à valoriser suffisamment le capital pour espérer couvrir les dettes. En 2016, 92 % des start-ups françaises, symboles du capitalisme disruptif et de l’avenir prometteur, n’avaient jamais distribué de dividendes. Aux Etats-Unis, 83 % des entrées en bourse durant l’année 2018 ont été réalisées par des entreprises qui étaient en perte ; leurs titres à pourtant augmenté de 36 % en moyenne dans l’année…

La dynamique spéculative financière n’est pas le produit d’une hallucination collective absurde. Pour que le mécanisme spéculatif fonctionne, les promesses sur l’avenir doivent être suffisamment partagées et elles paraissent donc plausibles. Or, là encore, des dispositifs matériels permettent que les croyances sur l’avenir se poursuivent : le détournement de l’épargne des ménages vers le capital des entreprises produit d’énormes quantités de liquidités disponibles par rapport au besoin réel, et elles cherchent toujours à s’investir. Les acteurs de la finance ont besoin de croire à des débouchés et ils entretiennent, en investissant, la possibilité que ces débouchés se réalisent. La masse de liquidités est donc à la fois l’origine et le carburant de la spéculation. Le système peut poursuivre son déploiement tant que tout le monde croit que tout le monde croit que sa poursuite produira un avenir tel que la question du remboursement des dettes ne se posera pas.

Le microcapitaliste est un spéculateur

C’est dans les conditions matérielles propres au capitalisme spéculatif que, dans les années 1980, nous avons vu s’affirmer l’individu micro-capitaliste. Les entreprises dans lesquelles il travaille, les produits qu’il consomme, les investissements personnels qu’il réalise, les promesses de bien-être qui le font rêver s’inscrivent non seulement dans un désir de valorisation individualisée comme on l’a dit, mais aussi dans une surenchère permanente sur les potentialités ouverte par l’avenir. Dans sa vie quotidienne, les dispositifs concrets qui permettent à l’individu de s’évaluer ou d’évaluer ce qu’il possède l’intègrent pleinement dans la logique spéculative générale. Même quand il critique les dérives financières, il doit croire que le capital qu’il a placé en vue de sa retraite sera valorisé grâce aux prouesses boursières ; que son fort endettement souscrit pour l’achat de sa maison sera vite couvert par l’inflation des prix de l’immobilier ; que la coûteuse formation qu’il paye à ses enfants débouchera sur des salaires décuplés, etc.

En bon entrepreneur de lui-même et en écho avec les start-ups ou les traders, chaque minuscule microcapitaliste n’a pas cherché à accumuler patiemment, mais à spéculer à son niveau. Il loue son appartement sur AirBnb, parie sur le bitcoin ou trafique sur Le Bon coin. Même quand il consomme, les plaisirs qu’il attend sont spéculatifs : toujours plus et toujours plus vite, toujours inédit, la rotation des services et l’obsolescence des produits entretiennent les promesses de jouissances à venir inlassablement supérieures – qu’il ne se prive pas de blâmer par ailleurs, dans l’espace immatérielle de la bonne conscience. L’émancipation de toutes contraintes formelles prônée par le progressisme postmoderne constitue, depuis quatre décennies, l’ écho rationnalisant la dynamique spéculative déjà à l’œuvre dans la vie quotidienne, tirée vers des promesses optimistes de nouveautés, de ruptures inouïes, de dépassement des limites humaines et techniques, de transformations et de survalorisations radicales de chaque (micro)capital, promesses séduisantes parce qu’elles rendent négligeables les dettes du passé et les engagements du présent. A terme, n’assure-t-on pas que l’homme lui-même sera un jour « augmenté », ultime pari spéculatif sur la survalorisation de son « capital humain » ?

Les croyances que nourrit l’esprit malin du capitalisme

Le capitalisme spéculatif est le produit, non pas des idées ou des discours, mais d’abord des dispositifs de repérage concrets, des outils, des ratios, des classements par rapport auxquels chacun, à son niveau, s’évalue et se comporte. L’acceptation sociale de tels dispositifs matériels s’est manifestée par petites touches, sans programme défini, par des synchronisations locales entre les acteurs, entreprises, particuliers, régulateurs, experts… Mais elle a fini par devenir une grammaire commune, un cadre de normalité ; la forme contemporaine de l’individualisme est un sous-produit du capitalisme spéculatif ; la modification des flux de financement a entraîné des transformations du travail et de la consommation qui ont elles-mêmes conforté, en retour, le développement du capitalisme spéculatif ; l’exaltation du progrès technologique fait pièce au besoin de survaloriser tout capital, y compris humain ; l’optimisme est obligatoire pour ne pas voir les dettes qui s’accumulent mais qui n’auront pas d’importance si les investissements optimistes deviennent réalité… Tout est lié par des agencements organiques.

Les dispositifs matériels qui nous coordonnent ont produit aussi les conditions de possibilité d’un récit commun sur la société. Certaines idéologies deviennent convaincantes (modernes, progressistes, etc.) parce qu’elles entrent en congruence avec les ajustements des acteurs dans leur relations socio-économiques. Elles mettent des mots sur les nécessités qui se tissent entre eux et elles deviennent, de ce fait, des idéologies supports. Telle fut, en son temps peut-être, l’éthique protestante résonnant avec la mécanique du jeune capitalisme qui se mettait en place. D’autres idéologies, en sens inverse, sont disqualifiées (dépassées, conservatrices, etc.) parce détonnent avec les dispositifs économiques qui s’imposent dans la vie matérielle.

C’est dans ce jeu de sélection des idéologies efficaces que le néolibéralisme et la critique postmoderne de l’humanisme classique proposent, depuis près d’un demi-siècle, les discours dominants permettant de rationaliser les comportements spéculatifs, la foi dans l’avenir supérieur et dans l’individu micro-capitaliste, heureux « entrepreneur de lui-même ». Soutenus par les experts, les gouvernants, les médias et les académiques, ces discours ont composé le récit du progrès accompagnant le déploiement matériel du capitalisme spéculatif, récit rendant même « rationnel », comme le montre Piketty, les inégalités qu’il creusait.

Montrer cela, ce n’est pas conclure que les mentalités ne sont que le produit des dispositifs concrets reliant les acteurs d’une société et que ceux-ci sont totalement déterminés par eux. Ce serait verser dans un matérialisme étroit et conclure, comme le suggère une certaine lecture de Marx, que la vie ne peut pas être déterminée aussi par la conscience. Or chaque acteur de la société n’est pas mû seulement mû par les exigences des mécanismes économiques mais aussi par ses idéaux, ses espérances, ses expériences et ses récits forgés par les trajectoires de sa vie singulière ; cela aussi contribue à des contournements et à des résistances, à des choix et, finalement, à la plus ou moins grande réticence de chacun à s’inscrire dans le grand récit spéculatif. La vie matérielle déborde celle que déterminent les dispositifs économiques et les récits qui les légitiment. Qu’ils soient idéologiques ou religieux, analytiques ou poétiques, des récits alternatifs offrent des ressources intellectuelles pour la penser autrement. Mais quels qu’ils soient, dominants ou alternatifs, ces récits collectifs ne font pas face à un vide de croyances : l’économie pratique produit, en chacun, les certitudes dont elle a besoin pour se déployer. C’est pourquoi le réalisme invite à reconnaître les convictions que nourrit l’esprit malin du capitalisme.