Selon Médiamétrie (L’année Internet, 2024), 20 % des Français et 54 % des 15-24 ans ont utilisé l’intelligence artificielle générative (IA) fin 2024. Ce triplement en un an ne traduit pas une révolution technologique, mais plutôt l’adoption massive et exponentielle d’une technologie existante. À ce rythme, la majorité des collaborateurs et des consommateurs auront baigné d’ici trois ans dans une culture de l’IA facilitant leur quotidien. Que ce soit comme prothèse ou comme catalyseur de raisonnement, l’usage devient la norme.

Cette nouvelle vague technologique poursuit l’essor des consommateurs-producteurs que Jeremy Rifkin avait décrit dans La nouvelle société du coût marginal zéro (2014). Une fois encore, comme lors de la diffusion de l’ordinateur personnel dans les années 1990, puis du téléphone mobile et de l’Internet dans les années 2000, l’usage des IA se répand plus vite dans la sphère privée que dans la sphère professionnelle. Ce décalage relègue l’entreprise au rang de producteur de connaissances parmi d’autres, et même plutôt en retard sur la société (phénomène qu’on avait déjà observé avec le téléphone portable puis l’usage d’Internet dans le quotidien).

Ainsi, des collaborateurs contournent d’ores et déjà leur hiérarchie en utilisant leurs assistants IA personnels pour résoudre les problèmes ou les irritants auxquels ils sont confrontés. Quant aux jeunes recrutés des prochains mois, ils auront déjà largement fait appel à l’IA durant leurs études… pour le pire ou le meilleur : au moins les deux tiers des devoirs scolaires bénéficient aujourd’hui d’un recours partiel ou total à l’IA.

Les outils de l’IA redéfinissent également l’interaction entre les entreprises et leurs clients. Grâce à eux, les consommateurs structurent la recherche d’opportunités et de conseils, affinent le choix de leurs décisions d’achat. Ce qui affaiblit encore l’économie de la connaissance : là où les entreprises réalisent de coûteux investissements dans le Big Data pour créer de la valeur en accumulant de l’information personnalisée sur leurs clients, ces derniers prennent en main leur propre segmentation et filtrent l’information grâce à l’IA pour adapter les offres du marché à leurs critères.

La démocratisation de l’IA accentue ainsi l’uniformisation des compétences et renforce la porosité entre le monde professionnel et la sphère personnelle.

Les instances de gouvernance des entreprises semblent encore sous-estimer la rapidité des mutations qui concernent d’abord leur écosystème. Leurs préoccupations principales restent, d’une part, l’intégration des « nouveaux outils » dans les méthodes de travail existantes et le coût d’investissement induit ; d’autre part, la gestion des effets sociaux qu’il faudra assumer, avec notamment la disparition massive de fonctions intermédiaires du fait de l’automatisation des traitements de l’information (tableurs, notes de synthèse, rapports…). Elles s’inquiètent généralement de l’impact de l’IA sur la façon actuelle de fonctionner (business as usual) sans percevoir combien l’IA a déjà modifié les attentes sur la création de valeur.

Car l’enjeu immédiat est plus stratégique qu’organisationnel. Les entreprises doivent reformuler, notamment dans leur production de services, leur proposition de valeur et leur avantage concurrentiel face à une diffusion de l’IA générative dans le public qui multiplie la concurrence à faibles coûts ou démonétise le conseil, l’expertise et le traitement de données.

C’est du côté des relations humaines de l’entreprise qu’il faut chercher des solutions. L’essor de l’IA générative réévalue par contraste les activités nécessitant des compétences pratiques et impliquant la présence physique : métiers manuels, activités de soins, d’accompagnement, de gestion de proximité, d’intelligence des émotions, de polyactivités adaptables au contexte…

Il est probable alors que les entreprises trouvent des sources d’avantages spécifiques en cultivant ces « biens relationnels », dont parle notamment l’économiste Luigino Bruni (La blessure de la rencontre, 2014). Ce sont les biens qui naissent de la relation, de la rencontre et du contact, et qui produisent une valeur ajoutée associée à l’empathie, l’exemplarité, le partage d’expériences personnelles ou de sagesse acquise… Des biens d’autant plus valorisables quand les échanges sont structurés par des systèmes numériques impersonnels.

Néanmoins, on ne peut pas en rester à l’idée générale. Il devient urgent, pour les entreprises, d’identifier et de valoriser ces « biens relationnels » au sein de leur chaîne de valeur. Où se créent les biens relationnels? Cela exige une approche par le travail réel, car l’IA, en banalisant certaines compétences techniques, permet de recentrer l’attention sur ce qui fait la spécificité du travail humain.

Prendre d’ores et déjà conscience que l’enjeu est là nécessite une révolution culturelle dans les instances dirigeantes, qui sont accoutumées, du fait de leur formation et de leur parcours professionnel, à surestimer encore l’expertise analytique et la gestion de l’information – fonctions naguère prestigieuses mais condamnées par des IA plus rapides et plus fiables.

Une révolution culturelle qui pourrait aller jusqu’à réinvestir les gains de productivité dégagés grâce à l’IA dans la reconnaissance à la fois symbolique et économique de ces « essentiels » que la crise du Covid avait révélés de façon brève mais prophétique. Résultat inattendu : au lieu de supplanter l’humain, la « marée montante » de l’IA pourrait paradoxalement faire émerger de nouveau un travail tenu longtemps pour invisible…