Dans les grands groupes, le travail est souvent invisible : rien d’étonnant si le travailleur disparaît comme par enchantement. Au moment de quitter son équipe dissoute par un licenciement collectif, un cadre (encore jeune) d’un de ces géants mondiaux a éprouvé le besoin de s’exprimer par un poème. Un geste bien plus « disruptif » que bien des séances de pseudo créativité. Il l’a courageusement déclamé sans commentaires à ces collègues. Puis ce fut le silence.  L’un d’eux me l’a fait parvenir ce texte et avec l’autorisation de l’auteur, je le publie ici (en changeant les noms). C’est simple, c’est touchant, c’est vécu.

 

Mine de rien

 

Je m’appelle Mario, je suis un homme heureux.

Ce matin j’ai signé mon contrat de travail.

Oh oui, je risque de faire bien des envieux.

Mais ma joie est si forte que ce n’est qu’un détail.

 

J’ai quitté mon village, j’ai rejoint les pâtures,

Que la boîte investit, pour faire pousser de l’or.

Ma famille est bien triste, pour eux je sais c’est dur.

Mais ça en vaut la peine, je n’ai pas de remords.

 

La boît’c’est MEGALO, un géant du métier.

Des profits gigantesques pour heureux associés.

C’est le numéro un si je n’me trompe pas.

Personne ne les connaît apparemment chez moi.

 

Mon chef m’a décrit ce matin, ma mission.

Il m’a redit combien, il a besoin de moi.

J’avoue que cela m’a donné des frissons.

Jamais personne ne m’a parlé comme ça.

 

Je n’ai pas tout pigé à l’organisation.

Mon manager m’a dit on est en transition.

Tant pis je prendrai le temps nécessaire.

Pour comprendre. D’ici là, je dois faire.

 

Je m’appelle Mario, je suis un homme heureux.

Y a un mois je signais mon contrat de travail.

Oh oui, je risque de faire bien des envieux.

Mais ma joie est si forte que ce n’est qu’un détail.

 

Demain on doit avoir une réunion d’équipe,

Pablo est venu me dire, tu verras c’est sympa,

Dans le service tout le monde participe

A la réunion, mais personne n’est là.

 

C’est la téléprésence enfin un truc génial

Qui permet de voir les autres dans la même salle

alors qu’il y en a un basé à la Havane,

Et l’ autre connecté depuis sa caravane.

 

Je stresse un peu pourtant, on va se présenter

En anglais, c’est normal, c’est un groupe mondial.

Autant pour la mission, je m’sens vraiment pas mal,

Par contre pour l’anglais, je n’suis pas au taquet.

 

Je m’appelle Mario, je suis un homme … heureux.

Y a un an je signais mon contrat de travail.

Il est possible que j’aie fait quelques envieux.

Ma joie est toujours là, malgré quelques détails.

 

Sur le site officiel j’ai pu lire combien,

Chacun de nous est tellement important.

Quand tu touche la rampe, il faut mettre des gants !

Les ressources humaines ont leur département !

 

En allant ce lundi, reprendre le travail,

J’étais plein de questions, sur le but et le sens,

De nos orientations, le jeu du gouvernail,

Qui sait où nous allons, qui sait si on avance ?

 

Cette pensée me vint, au détour d’un projet,

Le centième cette année, encore un changement.

Il est question cette fois, d’un truc très innovant,

Aller dans les nuages et puis s’y accrocher.

 

J’ai eu un incident avec l’informatique

Je me suis adressé au bureau d’à côté

« Pas de ça chez nous », ils avaient l’air critique.

Quand ça va pas pour toi, faut ouvrir un ticket.

 

Mon chef est revenu il était cramoisi.

Il m’a dit Mario, je vois qu’ t’a pas compris.

Côté business c’est parfait ça fonctionne

Mais t’es pas compliant, alors, là, ça déconne.

 

Voilà ça fait trois ans que je bosse pour eux.

Tout va à peu près bien, je me sens presqu’heureux.

Je gagne tant d’argent que je ne compte plus,

J’ai un troisième enfant, que je n’ai jamais vu.

 

Un collègue est passé, m’a juste dit bonjour.

Il avait l’air gêné, il s’appelle John Venture.

J’ai demandé au chef de m’expliquer l’augure.

Il m’a dit ça viendra et tu auras ton tour.

 

Alors j’y suis allé à cette réunion.

En marchant j’ai senti une pierre dans ma chaussure.

Une douleur sous le pied, tiens voilà John Venture.

Toute l’équipe est là, je m’installe dans le fond.

 

L’auteur des sélections arrive lui en retard.

Il a l’air détendu, sourit et serre des mains

De ceux du premier rang, il fait copain copain.

La décision pour lui, c’est pas d’bol. Le hasard.

 

Nous sommes tous virés, l’équipe tous les cents.

Parait qu’c’est mieux pour nous, ça porte même un nom :

Une « opportunité », avec tous nos talents

De retrouver ailleurs, de nouvelles fonctions.

 

Le DSI nous a écrit, bouleversé.

Il nous a dit combien il était affecté,

d’avoir eu de la pluie, en visitant l’usine

Après 15 heures de vol et quelques langoustines.

 

Je m’appelle Mario, elle prend fin l’illusion.

Il a chu le bâton, ils ont coupé les fils,

Qui soutenaient mes bras, prenaient ma direction,

Et je quitte la scène des pantins dociles.

 

Je ne tiens pas debout, j’ai perdu l’habitude,

De penser par moi-même, vers où je veux aller.

Mais je sens naître en moi, une nouvelle attitude,

Un souffle d’essentiel, un air de liberté.