Un lieu commun de la pensée managériale oppose les tenants du réalisme économique aux utopistes et aux rêveurs. Tandis que ces derniers sont supposés ignorer ou ne comprendre qu’à moitié les « lois de l’économie », les réalistes les connaissent et savent que l’on ne peut pas y déroger sans périls.

Lire vraiment Smith

Le malheur du temps vient peut-être du fait que ce supposé savoir économique n’en est pas toujours un. C’est ce que nous suggère Thierry Pauchant, professeur à HEC Montréal, dans un récent ouvrage malicieusement intitulé Adam Smith, l’antidote ultime au capitalisme.

Pour les tenants des « lois de l’économie », Adam Smith est un père fondateur qui a établi le moteur de l’économie capitaliste dans l’homme calculateur, cherchant d’abord son profit plutôt que le bien commun. Grâce à une mystérieuse « main invisible », l’utilité collective serait maximisée non seulement malgré mais même grâce à la poursuite aveugle et individualiste des intérêts privés. Ainsi même quand l’égoïsme sévit, la prospérité est assurée.

Or Thierry Pauchant, à la suite d’autres économistes, montre de manière convaincante qu’Adam Smith n’a jamais écrit cela. Héritier d’une tradition libérale humaniste, il a défendu le contraire dans ses deux livres majeurs et complémentaires, La Théorie des sentiments moraux (1759) et La Prospérité des Nations (1776). Pour lui, l’économie doit poursuivre un objectif moral visant à permettre aux humains d’acquérir le maximum de capacités de développement personnel dans le respect de la vie collective fondée sur une commune sympathie. Ainsi a-t-il aussi bien critiqué une division du travail abrutissante, que le commerce enclin à instaurer des monopoles ou les actionnaires à demander des profits abusifs.

Rôle des faux savoirs en économie

La vulgate élémentaire à laquelle il a été peu à peu réduit exprime finalement l’exact contraire de ce qu’il a défendu. Une telle réinterprétation a, bien sûr, une fonction : elle permet de recouvrir du prestige d’un « grand économiste » les comportements des égoïstes et des prédateurs, qu’il avait en réalité dénoncés. Le retournement est rendu possible par la crédulité publique : qui lit encore Adam Smith sinon quelques spécialistes ?

L’ exemple invite à réfléchir car on pourrait généraliser le phénomène : les supposées « lois de l’économie » invoquées pour justifier des pratiques, ne sont souvent que des formules sans fondement sérieux mais qui permettent de s’exempter de réflexion éthique en invoquant la haute autorité de quelque grand penseur.

Ainsi en est-il de la « destruction-créatrice » qui assurerait à tous coups les bienfaits de l’innovation et que Joseph Schumpeter aurait démontré, ce que ni lui, ni personne n’a, en réalité, jamais fait. Ou bien, de la « loi de Moore », sur le doublement des capacités technologiques en un temps donné, qui est au principe de l’optimisme technophile, bien qu’il ne s’agisse que d’une observation empirique approximative établie sur une durée courte. A y regarder de près, même la basique « loi de l’offre et de la demande » apparaît comme une simple tautologie destinée à consacrer le bien-fondé de tout échange sur un marché.

On peut ainsi multiplier les savoirs certains qui ne sont que des fictions ignorantes. Maniées comme des lois imparables, elles prétendent à tort justifier un « réalisme économique ». Or le réalisme bien ordonné commence par la critique des lieux communs et des idées trop évidentes. La pensée managériale, qui porte sur la décision et l’action, ne peut pas s’exempter d’une telle exigence.