4aa10c0_17974-1ulz6ln.v42og

Le rapport de l’ONG Oxfam sur la répartition des bénéfices des entreprises du CAC 40 divise les économistes.

Tribune du MondePublié le 2 mai 2018, le rapport de l’ONG Oxfam « CAC40 : des profits sans partage » montre que pour 100 euros de bénéfice réalisés par les entreprises du CAC40 en 2017, 67 euros ont été versés à leurs actionnaires sous la forme de dividendes, 27 euros ont été utilisés pour réinvestir et 5 euros ont été distribués aux salariés sous forme de primes (Le Monde du 15 mai 2018). Parallèlement, l’écart de rémunérations entre un dirigeant de ces entreprises et la moyenne de ses salariés est passé de 96, en 2009, à 119, en 2017. L’ensemble plaide pour un rééquilibrage de la répartition de la valeur créée au profit des salariés.

On a vite dénoncé les erreurs méthodologiques et les conclusions hâtives de ce rapport. Certes, elles sont nombreuses, mais la manœuvre ressemble trop à une diversion, un peu comme si on discutait de la fiabilité du thermomètre devant un malade tremblant de fièvre.

Car s’il est une critique que l’on peut formuler à l’égard du rapport d’Oxfam, c’est qu’il n’apporte pas un regard nouveau sur une situation désormais bien connue : les statistiques s’accumulent depuis des années pour mettre au jour une déformation des revenus en défaveur des salaires et au bénéfice des produits financiers. La « création de valeur pour l’actionnaire » est un ressort majeur du gouvernement des entreprises depuis plus de vingt ans et l’accroissement des revenus des dirigeants des grands groupes par rapport à leurs salaires est bien documenté, en France comme dans le reste du monde.

Bureaucratie du chiffre

Rien de nouveau, donc, et on sait comment on en est arrivé là. A partir des années 1970, la réforme du financement du système de retraite américain a bouleversé l’économie mondiale. En 1974, le « Employee Retirement Income Security Act » (Erisa) a exigé que les caisses de retraites des salariés (les fameux pension funds, ou fonds de pension) diversifient le placement des fonds collectés. Des masses considérables d’épargne ont été déportées sur les marchés boursiers. Les fonds de pension sont devenus des organismes financiers, et de nouveaux intervenants – les gestionnaires d’actifs (fonds d’investissement et fonds spéculatifs ou hedge funds) sont apparus pour gérer leur épargne.

Le big bang de la place de New York a été imité par toutes les places financières du monde pour permettre aux entreprises de profiter partout d’augmentations de capital, plus souples et moins chères que le crédit bancaire. Entre 1975 et 1995, les marchés ont pris le dessus sur le financement bancaire. C’est ce qu’on appelle « la financiarisation de l’économie ».

Mises en concurrence pour capter cette manne financière, les grandes entreprises ont dû promettre aux gestionnaires de fonds des dividendes toujours aussi élevés que ceux versés par leurs concurrents. Il s’en est suivi une course à la réorganisation des processus industriels de manière à faire apparaître « la création de valeur pour l’actionnaire » à toutes les étapes de la production.

Les marchés ont exigé des garanties sur cette « valeur » dont dépend la rémunération de l’argent qui leur est confié dans une industrie elle-même très compétitive. Les grandes entreprises ont dû leur fournir des indicateurs d’abord semestriels, puis trimestriels sur leurs perspectives de profits. Les systèmes d’information et de contrôle interne ont été réorganisés en conséquence pour former une sorte de bureaucratie du chiffre. Enfin, la rémunération des dirigeants a été indexée sur les résultats financiers pour les encourager à servir la valeur pour l’actionnaire. Ce fut « la financiarisation des entreprises ».

Une pression croissante pour créer de la valeur actionnariale

Le rapport Oxfam en recense aujourd’hui quelques symptômes pour les entreprises du CAC40. Encore est-il en dessous de la vérité, car la création à tout prix de valeur pour l’actionnaire s’effectue aussi par d’autres techniques courantes : rachat d’actions par l’entreprise pour faire monter artificiellement le cours ; fusions et acquisitions pour donner au marché l’illusion de la croissance.

Les impacts négatifs de la financiarisation sur l’activité même des entreprises sont de deux ordres. D’une part, on a assisté à une intensification du travail soumis à une pression croissante pour créer de la valeur actionnariale, au risque d’épuiser cette ressource (burn-out, démissions « internes », perte de confiance…). D’autre part, la financiarisation a limité l’autonomie stratégique des entreprises, qui doivent s’ajuster sur les attentes court-termistes de marchés à l’horizon au mieux annuel.

Selon une étude de McKinsey, ce court-termisme se caractérise par des investissements limités, le dogme de la réduction des coûts et de l’objectif trimestriel à atteindre (Measuring the Economic Impact of Short-Termism, 2017). Ces phénomènes se sont dramatiquement accrus entre 2002 et 2015, et concernent 73 % des 600 entreprises étudiées… alors que les 23 % qui ont maintenu une stratégie de long terme ont enregistré des performances supérieures dans tous les domaines !

On s’arrête trop souvent au constat de la hausse des dividendes

Mais sortir du carcan de la financiarisation n’est pas si simple. Car on s’arrête trop souvent au constat de la hausse des dividendes en omettant de se demander qui sont les actionnaires. Selon une étude d’Euronext (Qui sont les actionnaires du CAC40 ?, 2018), les bénéficiaires des dividendes versés par les grandes entreprises sont en premier lieu les gestionnaires d’actifs, (45 % de l’actionnariat connu), puis les fondateurs et leurs familles (17 %), les petits porteurs (9 %) et les salariés (5 %). Or les gestionnaires d’actifs placent l’épargne des ménages, en particulier celle des futurs retraités canalisée par les fonds de pensions ou les plans épargne retraite. Les dividendes rémunèrent donc l’épargne de millions de ménages qui n’en savent souvent rien et contribuent ainsi à l’intensification du travail et au court-termisme qu’ils subissent… en tant que salariés !

Remettre en question la financiarisation, ce n’est pas rééquilibrer les flux de profit en faveur des salariés comme le suggère le rapport Oxfam, mais réformer la gouvernance des entreprises de manière à ce que les exigences du travail puissent rééquilibrer celles du capital, en étant assumées par les travailleurs-épargnants eux-mêmes. C’est aussi mettre en cause un système d’épargne qui a fait une promesse de revenus, notamment pour garantir un niveau de retraite aux classes moyennes.

Tant qu’on en reste à une caricature de l’actionnaire comme un nanti fumant le cigare et attendant avidement les dividendes qui l’engraissent, on passe à côté de la logique d’un système financier dans lequel nous nous sommes collectivement enfermés. Caricature aussi de l’imaginer comme un entrepreneur héroïque prenant des risques et investissant sa fortune pour explorer les nouvelles sources de création de valeur : il y a longtemps déjà que la gestion du capital des grandes entreprises est confiée à des techniciens de la finance qui misent l’argent des autres et se rémunèrent par leurs spéculations. Les anticapitalistes comme les tenants du capitalisme doivent rénover leurs mythologies.

En attendant, la mauvaise nouvelle du rapport Oxfam est que, dix ans après la crise financière de 2008, nous en sommes au même point. On avait alors espéré une définanciarisation de l’économie. Or, les dividendes, les rémunérations des dirigeants et la valeur pour l’actionnaire continuent de gouverner les entreprises. Quant au travail, une enquête de la Dares montrait dès 2014 que son intensification était repartie à la hausse. Jusqu’à quand ?