Issu du FigaroVox du 29/03/2019
D’abord ce fut le silence. Près de trente ans de silence. Entre les années 1970 et 1985, à Lyon, un prêtre catholique a abusé de jeunes scouts. Il s’est tu. Les victimes aussi se sont tues ; les psychologues savent ce qui se noue dans ces moments ; combien ils murent la victime dans un silence où les blessures s’enveniment. Les familles des jeunes se sont tues ; on croyait vaguement avoir entendu que ; on soupçonnait un peu, on chuchotait ; on ne cherchait pas à en savoir davantage ; silence. La hiérarchie catholique s’est tue, entre incrédulité, honte et défense de l’institution, encore un mélange complexe de motivations ; quoi qu’il en soit: silence. Les médias se sont tus ; aucune enquête de société dont elles sont coutumières n’a été menée à l’époque ; silence radio. La société s’est tue; la pédophilie n’était pas un sujet d’indignation en ce temps-là ; encore moins un combat ; on plaisantait même parfois sur les scouts, on faisait des blagues en clignant de l’œil sur le tourisme sexuel ; il arrivait que des prédateurs évoquent cela librement, au détour de leurs souvenirs ; dans l’indifférence générale ; notre silence.
Des décennies de silence.
Et soudain, on parle. En 2014, une victime se confie. Elle rencontre le cardinal Barbarin. Il faut plusieurs mois au prélat pour lui demander de porter plainte, le temps d’enquêter, de prendre la mesure de ce que furent ces événements déjà lointains. Plainte est finalement déposée, le crime est dénoncé ; des mots sont mis sur des actes; abjection ; la parole est libérée. Grâce à quelques victimes qui ont repris courage.
Mais cela n’est pas suffisant pour ramener la paix. Le trop long silence de ces décennies a fait grouiller les culpabilités ; une société c’est un bouillon de culture: ça fermente; et subitement voilà qu’on soulève le couvercle. Ceux qui se sont tus si longtemps, c’est-à-dire presque tout le monde, s’expriment à présent: ils n’ont rien su ; et s’ils ont su, ils n’ont rien fait ; ils pensent qu’ils ne pouvaient rien faire parce qu’on leur avait caché la vérité; et, de plus en plus fort, ils disent que certains étaient sûrement au courant ; que l’Église, des puissants, savait, sans aucun doute ; que quelqu’un les a donc trompés, qu’on a voulu étouffer l’affaire, sans quoi, ils auraient agi ; bien sûr. Il y a un coupable pour leur long silence ; eux ne savaient pas ; mais lui devait tout savoir.
Lui, finalement, c’est Philippe Barbarin.
Il a beau se défendre, le cardinal. Dire qu’il n’était pas évêque, ni même prêtre dans ce diocèse au moment des faits ; qu’il ne pouvait savoir que ce qu’on lui a raconté en 2014 ; que ses prédécesseurs avaient géré les choses 25 ans auparavant et qu’il en héritait ; qu’il y avait eu des bruits, des chuchotements mais pas de plaintes ; et qu’un jour ce garçon, quadragénaire désormais, vient le voir enfin ; mais comment être sûr? Comment porter plainte pour des faits prescrits sur lesquels il ne peut y avoir d’enquête? Facile de faire la morale après coup, mais il faut bien se renseigner, demander conseil, pas si simple ces affaires-là.
Il a beau clamer qu’il n’a rien cherché à cacher ; qu’il considère bien évidemment la pédophilie comme un crime qu’il faut punir, qu’il l’a prouvé en d’autres cas avant cette affaire. On ne l’écoute plus, on n’est pas là pour l’écouter. Ceux qui se taisaient hier invectivent à présent ; les chuchoteurs pétitionnent ; les silencieux font des discours ; les muets donnent des leçons: il n’a pas assez vite réagi ; il n’a pas voulu entendre les victimes ; il a voulu taire la vérité ; il est coupable…
D’abord les juges restent impartiaux malgré le bruit de la foule. Ils relaxent le cardinal et ses collaborateurs à l’issue du procès qui lui est intenté en 2016. Mais l’emballement indigné ne se relâche pas: on ne peut pas s’en tirer à si bon compte. On saisit le procureur en citation directe. Deuxième procès en correctionnelle. Imperturbable, la procureure ne requiert aucune peine à l’encontre des prévenus.
Désormais autour du tribunal, l’excitation est à son comble ; des médias, des salles de cinéma, des paroisses et des bars, les journaux et l’internet sont quasi unanimes: Barbarin doit être condamné. L’émotion publique l’exige. Le juge cède.
Pour Philippe Barbarin, six mois de prison ; avec sursis, car on ne peut tout de même pas exagérer. Bizarrement, ses collaborateurs, eux, sont relaxés.
À l’issue du verdict, les victimes des abus du prêtre pédophile s’embrassent ; la foule médiatique se félicite ; les moralistes s’applaudissent. Mais ce n’est pas fini. La paix n’est pas encore revenue. La paix ne revient pas seulement parce que le bouc émissaire est chargé des fautes communes. Il faut aussi l’expulser de la communauté. Ce n’est donc pas tout qu’il soit condamné, il faut qu’il parte, le cardinal ; qu’il démissionne. Nouveaux cris de la foule: il ne peut pas rester.
Et Philippe Barbarin présente sa démission.
Le mécanisme archaïque du bouc émissaire se déploie sous nos yeux, sous les projecteurs, en pleine actualité, avec toute la bonne ou la mauvaise foi du monde. Ne disons pas que nous l’ignorons ; qu’on nous le cache: il crève les yeux. Ne disons pas qu’il faut que quelqu’un paie pour ramener la paix dans la société ; pour que ceux qui ont souffert aient le sentiment d’être dédommagés ; pour que la foule des muets de naguère soit apaisée et que les silencieux d’hier soient absous.
Et pire encore, ne disons pas que c’est important que Philippe Barbarin soit condamné au nom du symbole -pour l’exemple.
Le mécanisme victimaire fonctionne précisément quand la violence de la foule réduit un homme à n’être qu’un symbole qu’elle peut charger de ses propres ressentiments.
Alors objection: je ne veux pas être de ceux qui auront honte de s’être tus aujourd’hui ; des bonnes âmes y compris des bons cathos, qui, encore une fois, ne veulent pas faire de bruit, parce qu’il faut passer à autre chose ; et tant pis pour celui qui tombe.
C’est en citoyen que je parle. Je suis inquiet de la dérive de nos sociétés vers les formes les plus archaïques de règlement des tensions. Je n’ai aucune envie de polémiquer ; ni de juger ou de défendre tel dossier. Seulement de dire que nous sommes pris chaque jour un peu plus dans des mécanismes de lynchage que commande l’émotion collective. Et qu’on s’en satisfait désormais avec une complaisance terrifiante ; par crainte d’attirer sur soi les déchaînements refoulés.
Alors pardon de troubler le repos des grandes âmes, mais je ne suis pas solidaire de la condamnation publique de Philippe Barbarin.
Les victimes du prêtre prédateur réclament justice pour les crimes dont ils ont été objets. Personne ne peut oser la leur refuser. Mais ce n’est pas minorer leur souffrance que de dénoncer la violence faite à un homme. C’est, au contraire, prendre très au sérieux leur souffrance ; c’est croire que leur cause mérite une justice sans tache. Pour l’exemple. Car aucun combat, s’il est juste, ne peut légitimer une injustice. Même à l’égard d’une seule personne. Même pour servir une juste cause.
Pour notre société fiévreuse, ne pas céder aux mécanismes du bouc émissaire est une question de survie. Le crime exige le châtiment ; le péché, qui relève d’un autre ordre, demande le pardon ; l’erreur invite à la correction bienveillante. La justice remplit sa fonction quand elle maintient ces distinctions ; quand elle déjoue les emballements collectifs. Mais si le criminel est blanchi comme s’il n’avait commis qu’une bévue alors que l’erreur est traitée comme un crime, aucun apaisement n’est durable. Les boucs émissaires se succéderont en vain, comme des symboles inutilement sacrifiés, ici un homme, ailleurs une communauté ou un peuple. La mauvaise conscience poursuivra en silence son travail de rongeur.
Quant aux catholiques qui se sentent objets d’un complot ou d’un harcèlement inique ; plutôt que de crier avec la foule ou de se replier à leur tour dans le ressentiment ou la culpabilité, n’ont-ils pas désormais matière à se réjouir? Ils sont invités à reprendre la place redoutable qui leur a été assignée dès l’origine et qu’ils n’auraient jamais dû quitter, la seule qui honore leur foi: être au côté de toute victime.