Dans sa chronique, Pierre-Yves Gomez estime que l’assertion du patron du Medef, « C’est l’entrepreneur qui prend les risques, donc c’est lui qui décide », frappée au coin du bon sens libéral, est pourtant à l’opposé de la théorie économique libérale.
Après des ordonnances sur le travail favorables aux employeurs, le gouvernement chercherait à rééquilibrer sa copie par une réforme de la gouvernance des entreprises, qui pourrait donner davantage de pouvoir aux salariés. Dans une conférence de presse, le 17 octobre, Pierre Gattaz, président du Medef, a par avance coupé court à ces velléités en affirmant : « C’est l’entrepreneur qui prend les risques, donc c’est lui qui décide. » Cette assertion semble frappée au coin du bon sens libéral dont se revendique M. Gattaz. Elle est pourtant à l’opposé de la théorie économique libérale.
Qu’est-ce en effet qu’un « entrepreneur » pour cette théorie ? Alors que les penseurs socialistes, comme Marx dans Le Capital, ont longtemps amalgamé l’entrepreneur et le capitaliste, il est revenu aux libéraux d’introduire très tôt la différence entre les deux fonctions. Dès 1766, Turgot écrit au chapitre 70 de ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses : « L’homme industrieux partage volontiers les profits de son entreprise avec le capitaliste qui lui fournit les fonds dont il a besoin. »
L’entrepreneur, « homme industrieux »
Dans cette tradition qui est aussi celle de Smith, de Say ou de Schumpeter, l’entrepreneur est un « homme industrieux » qui utilise le capital oisif pour le faire fructifier par son habileté. Il se distingue donc des actionnaires, vus comme de simples rentiers.
Par exemple, les actions de Radiall, la société familiale de M. Gattaz, sont possédées par des héritiers qui ne travaillent pas dans l’entreprise : l’un est médecin, une autre notaire. La fonction d’entrepreneur est assumée par Pierre Gattaz, mais elle pourrait l’être aussi par un manageur non familial embauché à dessein, et elle le sera sans doute un jour, comme il advient dans beaucoup d’entreprises qui se développent. Si l’entrepreneur décide, est-ce à dire que les actionnaires n’auront plus rien à dire ?
Face à cette prétention de l’entrepreneur à tout décider, les penseurs néolibéraux ont voulu, dans les années 1970, réévaluer la fonction de l’actionnaire. Selon eux, c’est lui qui prend le risque financier en apportant des capitaux, en conséquence il doit orienter la stratégie de l’entreprise. Un entrepreneur peut prendre des décisions malheureuses puis changer de société, laissant aux actionnaires les pertes qu’il n’assume pas. Ceux qui supportent les conséquences du risque doivent donc, en toute légitimité, gouverner l’entreprise.
Prise de risque partagée
Or, si les actionnaires prennent le risque majeur de perdre leur mise, sont-ils les seuls dans ce cas ? Dans une économie de marché, la prise de risque concerne toutes les parties prenantes de l’entreprise : par exemple, les fournisseurs lorsqu’ils se spécialisent pour répondre à un client qui peut faire défaut par la suite ; la puissance publique quand elle investit dans l’éducation ou les infrastructures sans savoir si les emplois seront maintenus ou si les impôts seront payés localement ; les salariés qui consacrent leur temps, leur engagement et leurs habiletés pour le développement de l’entreprise sans être sûrs de conserver leurs emplois ou leurs compétences.
Constater que le risque entrepreneurial est distribué bien au-delà du seul risque financier est devenu un truisme de la stratégie d’entreprise, reconnu par ses auteurs les plus orthodoxes comme Michael Porter (Creating Shared Value, Michael Porter et Mark Kramer, Harvard Business Review, 2011). D’où la nécessité de moderniser la gouvernance des entreprises encore trop réduite aux jeux de pouvoir étriqués entre l’entrepreneur et l’actionnaire.
La sentence de Pierre Gattaz n’est donc pas autant frappée du bon sens libéral qu’elle voudrait l’être. Paradoxalement, elle se réfère plutôt… à la tradition socialiste, qui amalgame l’entrepreneur à l’actionnaire et le proclame décideur omnipotent face au travailleur subordonné ! Les adaptations de la gouvernance des entreprises à la complexité de l’économie appellent à opposer à l’expression du conservatisme français dont fait preuve M. Gattaz la toujours fraîche invitation : « Encore un effort, camarade ! »