Gilets jaunes et spéculation, croyance/réalisme plutôt que pessimisme/optimiste, la foi permet le doute… Réponse dans l’Incorrect aux questions de Benoit Dumoulin. L’intégralité de l’entretien :

 

La crise des Gilets jaunes a montré que de plus en plus de personnes ne peuvent vivre des fruits de leur travail. Est-ce une volonté de sortir de ce paradigme capitaliste pour en remettre en cause les fondements ou bien faut-il y voir la manifestation de cet esprit capitaliste de la part de gens qui voudraient pouvoir consommer comme les autres mais ne le peuvent pas ?

 

Comme souvent, les deux inspirations sont confondues et parfois confuses. Le capitalisme spéculatif, en hypertrophiant la valorisation du capital, favorise évidemment ce qui en détiennent et donc creuse l’écart avec ceux qui n’en ont pas ou en ont peu. Je parle ici du capital financier, mais aussi immobilier, social, culturel. Si vous possédez un immeuble au cœur de Paris, il est clair que votre patrimoine s’est accru de manière considérablement plus grande que si vous possédez un pavillon en banlieue d’une petite ville. Si vous détenez un réseau social de décideurs, il grossit du fait même de l’importance qu’on accorde désormais aux réseaux sociaux pour réussir, et vous vous éloignez irrémédiablement de ceux qui n’ont pas accès à de tels réseaux. D’où un sentiment de déclassement des perdants de la spéculation, ceux qui ne possèdent pas les bons capitaux et qui n’ont aucun moyen de les valoriser sinon par leur travail, quand d’autres assistent à la valorisation des leurs par le simple miracle spéculatif.

Donc je crois qu’il y a eu une révolte plus ou moins consciente contre cela, contre le sentiment d’une impossibilité de reprendre en main son destin, même à partir du travail. Mais le mouvement s’est essoufflé spirituellement, si je puis dire, c’est-à-dire que le souffle initial s’est perdu, d’abord dans des discussions innombrables, un grand débat qui cherchait à trouver des « solutions » là où c’est la logique du système économique et politique qui était en cause. Et cela s’est soldé par un coup de pouce au pouvoir d’achat en janvier 2019, moyen de permettre aux plus humbles de spéculer un peu, surtout au moment des soldes…

 

Vous alertez sur le caractère in-absorbable de la dette – à la fois économique, sociale et environnementale – par les prouesses futures promises par le génie du capitalisme spéculatif. Qu’est-ce que cela signifie pour les générations futures ? N’est-ce pas pessimiste ?

 

Les catégories « optimiste » ou « pessimiste » me sont totalement étrangères. Mon rôle est de suggérer une compréhension du monde dans lequel nous vivons, en mettant au jour, dans ce livre, l’esprit du capitalisme spéculatif, c’est-à-dire le récit économique qui fonde les croyances contemporaines sur la rationalité des décisions économiques, sur le fonctionnement du présent et les promesses de l’avenir, etc. Ce discours se construit sur l’optimisme technologique, moteur de la croyance en un avenir extraordinaire qui résoudra nos problèmes. Ce n’est pas être « pessimiste » que de dire que cela relève d’une croyance de la même manière il n’était pas « pessimiste » de dire que bâtir un « homme nouveau » grâce à la société socialiste relevait d’une croyance dans la défunte U.R.S.S. Qu’il soit bon que la croyance contemporaine envers les prouesses technologiques se réalise, je laisse cela à l’opinion du lecteur, à condition qu’il comprenne comment fonctionne ladite croyance et le système qui la nourrit. J’aurais fait de même, sans doute, si, jadis, j’avais dû expliciter le fonctionnement de la société soviétique.

Plutôt que d’opposer « optimiste » et « pessimiste », je préfère parler de « réaliste » contre « croyant ». Le réaliste cherche à habiter le monde tel qu’il est, le croyant veut habiter un monde tel qu’il dit qu’il est. C’est au nom du réalisme et pour des raisons strictement objectives que je considère que les prouesses technologiques futures annoncées ici et là, ont peu de chance de se matérialiser et qu’elles font partie de la rhétorique spéculative, nécessaire pour entretenir la croyance.

 

Vous refusez donc d’être un croyant ?

 

Entendons-nous, nous croyons tous en quelque chose. J’appelle « croyant » celui ou celle qui croit sans se poser de question, que sa croyance soit religieuse, politique ou économique. Le croyant est l’ennemi du doute. Il pense que tout le monde doit penser de la même façon parce que c’est indiscutable. Aujourd’hui, des « croyants » très nombreux croient fermement qu’il y a des lois économiques, un progrès technologique irréversible, un bien-fondé de la spéculation, etc. Il est impossible de remettre en cause de telles certitudes sans être taxé de pessimiste, de rétrograde, voire d’ignorant. Le propre de la croyance, c’est d’exclure ceux qui ne partagent pas le grand récit sur laquelle elle repose. À l’opposé de la croyance, il y a la foi. La foi, c’est le doute possible, mais surmonté : je décide de faire confiance (c’est l’origine du mot « foi »), alors que je pourrais ne pas le faire. Elle suppose donc le réalisme : regarder les choses comme elles sont ; et elle débouche sur l’engagement : choisir de faire confiance. Remarquez que les religions traditionnelles, en tout cas le judaïsme comme le christianisme, ne cherchent pas à établir la croyance mais la foi.

Toute la Bible, par exemple, en donne des exemples, depuis le sacrifice d’Abraham jusqu’à l’Annonce faite à Marie : réalisme, c’est-à-dire regarder le monde tel qu’il est, et engagement, c’est-à-dire prise de position en conscience. Je prépare un livre pour expliquer ces différences parce qu’elles me semblent décisives pour comprendre le monde économique et politique dans lequel nous sommes plongés. Nous vivons dans un monde de croyances et non de foi. Les croyances les plus solides portent sur l’économie comme, par exemple, l’avenir technologique, les vertus des marchés ou l’efficacité de la finance. Donc, pour revenir à votre question, je ne suis pas un croyant, j’essaie d’être un homme de foi.

 

Avec la notion de « micro-capitaliste » à l’échelle individuelle, vous décrivez un système dans lequel il n’y a pas d’un côté les bons et de l’autre les méchants, d’un côté de grands concepteurs et de l’autre le consommateur. En quoi le capitalisme spéculatif traverse-t-il et transforme-t-il la vie de chacun ?  En quoi bouleverse-t-il très profondément l’expérience individuelle du travail ?

 

Justement, si on veut être réaliste, on ne peut pas opposer les bons aux mauvais, le méchant système économique aux gentilles alternatives. La ligne de fracture passe en chacun de nous, sans quoi le système de fonctionnerait pas. Les consommateurs que nous sommes se régalent de la spéculation, ils aiment acheter les « innovations » fussent-elles futiles, ils considèrent comme évident qu’il faut continuer à en produire de nouvelles. Le consommateur est l’acteur de la spéculation. S’il possède une voiture, il peut en faire un moyen de transport payant, grâce aux plates-formes de covoiturage. Et tant pis pour l’auto-stoppeur qui attend qu’on le prenne gratuitement. Il peut aussi louer une pièce de son appartement à des touristes, et voilà que la chambre d’amis, la « chambre à donner » comme on disait jadis, se transforme en micro-hôtel, avec une « chambre à louer ».

Mais plus encore, le consommateur spécule dans le grand bazar aux occasions que permet Internet, à la recherche du bon coup dans le bon coin. L’expérience du travail est elle aussi transformée par la spéculation. Les évaluations, les primes individuelles, l’importance mise sur le développement de soi, sur les performances individuelles et l’auto promotion de soi-même, s’est faite au détriment des solidarités, du travail collectif. Cela a modifié non seulement la manière de travailler ensemble, qui est de plus en plus gérée par des techniques d’intelligence collective ou des plateformes de communication, cela concerne aussi la notion de travail bien fait, qui suppose qu’un collectif de travail définit les normes de ce qui est « bien fait ». Longtemps, ce furent des normes professionnelles, des savoir-faire transmis, des « tours de mains » voir des « secrets de métier ». Désormais, ces normalisations sont établies de manière globale et technocratique, elles s’imposent indistinctement aux travailleurs et y souscrire relève de la conformité.

 

Dans votre dernier chapitre, vous évoquez une prochaine enquête sur le « travail souterrain », celui des acteurs que l’on entend peu mais qui n’en sont pas moins efficaces pour contribuer dès aujourd’hui à reconnecter notre économie à la vie réelle, pour « éroder » et « limer » progressivement ce système qui s’emballe. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ? Cette nouvelle étude esquissera-t-elle des pistes de solutions ?

 

Pas de solution, je l’ai dit. Mais je tâcherai de poursuivre mon enquête animé par le même souci de réalisme. Or le réalisme invite à constater que le monde, la société, l’économie, ne fonctionnent pas, en réalité, comme l’énonce « l’esprit du capitalisme spéculatif ». Il y a des tas de braves gens, de personnes inspirées, des gens honnêtes, inventifs, ou dissidents, qui font tourner la machine dans un sens qui n’est pas celui de la croyance spéculative commune. La « vraie vie » ne se confond pas avec le récit économique.

Il nous faut ouvrir les yeux, regarder le monde tel qu’il se fabrique vraiment, et repérer ces innombrables actions qui le transforment déjà. Encore une fois, il faut arrêter de croire aveuglément au fatalisme économique, et s’engager à partir d’une connaissance plus exacte de ce qui fait. Car, malgré les périls d’aujourd’hui, notre monde produit déjà ce qui le rendra plus sûr.