Jean Bastien, du site Nonfiction, pose ses questions sur l’Esprit malin du capitalisme. Le contenu de l’interview en intégralité :

Nonfiction : La spéculation mène le monde, expliquez-vous. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par là ?

Pierre-Yves Gomez : On pourrait croire que la spéculation est une espèce de perversion du capitalisme « normal », un excès dû à la cupidité de quelques-uns ou aux emballements irrationnels des marchés. J’essaie de montrer dans ce livre qu’il n’en est rien. La spéculation est un mécanisme économique qui s’est généralisé. Le capitalisme est devenu massivement et intrinsèquement spéculatif à partir des années 1970, c’est-à-dire depuis près d’un demi-siècle déjà ! C’est désormais son mode de fonctionnement ! Nous ne sommes plus dans la logique accumulative classique où les dettes étaient garanties par l’accumulation de capital elle-même assurée par les profits. Bien sûr, l’accumulation capitaliste continue de se réaliser à l’échelle planétaire, dans des proportions jamais connues jusqu’à présent. Mais elle n’est plus suffisante pour assurer la dynamique du système. Elle se double donc d’une spéculation généralisée qui consiste à attendre des ruptures et des transformations à venir telles que le capital investi dans ces ruptures et ces transformations sera valorisé de manière extraordinaire. On ne parie donc plus sur l’avenir, on parie sur un avenir révolutionnaire qui produira un monde économique si nouveau que les dettes que nous accumulons aujourd’hui seront comme résorbées. Qu’il s’agisse de dettes économiques, sociales ou écologiques, elles seront comme dissoutes grâce aux technologies, aux produits, aux nouveaux modes de vie, etc. Cette croyance optimiste et tonique permet la poursuite des financements y compris des projets qui ne font aucuns profits. C’est une fuite vers un « avenir économique radieux » qui assure la dynamique du capitalisme contemporain.

 

Le mécanisme spéculatif opère à travers un réseau dense de règles et de procédures emboîtées, instauré et entretenu par une technocratie fortement hiérarchisée, expliquez-vous.

Croire que ce sont les « marchés » qui régulent l’activité économique est l’un des grands mythes de la société capitaliste. En réalité, comme la sociologie économique, l’approche institutionnaliste mais aussi l’observation empirique le montrent depuis longtemps, derrière les « marchés », il y a toujours des marchands, des techniciens, des bureaucrates qui établissent et administrent les échanges sur ces fameux « marchés ». Leur rôle consiste à imposer la manière « rationnelle » de valoriser le capital, et à définir donc comment doit se fixer le prix des choses, et le sens des investissements. Aujourd’hui, il existe une technocratie spéculative, hiérarchisée avec, au sommet, une élite composée des financiers internationaux, des grands dirigeants d’entreprises et des cadres supérieurs gouvernementaux. Leur fonction est d’orienter l’épargne vers les investissements qu’ils considèrent comme prometteurs, les technologies supposées apporter des « ruptures » espérées. La technocratie spéculative est en second lieu formée par les planificateurs, ceux qui inventent les outils de contrôle, les ratios et les discours de manière à mettre les entreprises et les administrations en cohérence avec les paris spéculatifs que fait l’élite. En bas de la hiérarchie, il y a les bureaucrates du chiffre, ceux qui contrôlent, évaluent, remplissent et font remplir les tableaux de bord et de chiffres qui permettront de contrôler l’effort productif de manière que les promesses de gain faites au sommet, par l’élite aient une chance d’être tenues. Au-delà du concept assez creux de « marché », il y a donc toute cette technocratie qui agit au jour le jour pour que la logique spéculative soit entretenue à tous les niveaux de l’activité économique.

 

Vous montrez que, contrairement à ce que l’on croit souvent, l’idéologie néo-libérale ne joue ici qu’un rôle d’appoint. Pourriez-vous éclairer ce point ?

Au préalable, j’aimerais souligner que l’on parle souvent du néolibéralisme de manière assez vague. Qui a lu vraiment les auteurs du néolibéralisme ? Il est vraisemblable que la plupart de ceux qui dénoncent leur idéologie seraient bien incapable d’en citer trois ! Ceci devrait nous faire réfléchir : le néolibéralisme n’est pas le nom que l’on donne à l’esprit du monde contemporain, tout simplement ? Mais je reviens à votre question : effectivement, mon approche est radicalement empiriste. Je ne dis pas matérialiste parce que je crois que les idées existent en dehors des conditions matérielles et qu’elles ne sont pas de simples produits dérivés de la « matière ». Pour autant, il existe une sélection sociale des idées, produisant ce que les sophistes appelaient avec Protagoras, le kreitton logos, le discours fort. Ce n’est pas nécessairement un discours vrai (c’est ce que Platon leur reprochait) mais c’est un discours suffisamment convaincant pour devenir dominant et animer l’esprit du temps, ce qu’on appelle aujourd’hui le politiquement correct ou l’idéologie dominante. Or, pourquoi un récit devient-il convaincant ? Ici, je me réfère à la théorie des conventions qui inspire mes travaux depuis trente ans et mon dernier livre en particulier : un discours est convaincant lorsqu’il entre en cohérence avec les dispositifs matériels dans lesquels vivent les membres d’une société. Par exemple, le néolibéralisme s’est imposé parce qu’il proposait un discours sur une manière de vivre ensemble que nous expérimentions déjà dans les années 1980 ; il a permis de mettre des mots et des concepts, sur des nouvelles pratiques individualistes et narcissiques qui lui préexistaient. Si la société n’avait pas déjà changé pour l’accueillir, le néolibéralisme serait resté la théorie marginale, polémique et un peu ridicule qu’elle paraissait être encore au début des années 1970. Le néolibéralisme et la théorie postmoderne qui est son extension aux comportements sociaux et moraux, ce sont les idiots utiles d’une transformation économique et sociale qu’ils commentent plutôt qu’ils ne produisent.

 

Le système spéculatif obtient donc l’adhésion des individus, expliquez-vous. Pourriez-vous là encore expliquer comment ?

Nous vivons et agissons dans des dispositifs matériels qui nous mettent en relation : ces dispositifs sont formés par des outils, des techniques, les réseaux que nous utilisons, des discours, des contacts entre nous plus ou moins physiques, plus ou moins nombreux. Ces dispositifs matériels nous permettent de percevoir le monde d’une façon commune ; par exemple, les ordinateurs produisent des interactions rapides, dématérialisés, avec leur propre langage auquel les individus s’adaptent. Leur manière de penser s’adapte. Par mimétisme, tout cela crée des grammaires collectives : chacun pense que les autres pensent qu’il faut agir dans le cadre des dispositifs, ce qui conforte ce cadre commun, par rapport auquel donc nous agissons mais aussi nous décidons, nous évaluons et, assez largement, nous raisonnons. Or que se passe-t-il dans les années 1980 ? On assite à une multiplication de ratios, de classements et de contrôles individualisés dans les entreprises. Les dispositifs matériels qui déterminent le travail professionnels évoluent vers l’individualisation, la normalisation chiffrée et la réduction du travail au résultat comptable. Remarquez que cela est vécu par maints travailleurs comme une forme d’émancipation vis-à-vis des collectifs et des obligations sociales : par exemple, les ratios de performance permettent d’atteindre son objectif personnel et de percevoir la prime individuelle que l’on croit mériter ! Or ces dispositifs se sont étendus à l’espace de la consommation. Là encore, les ratios de performance des produits, les classements des producteurs, de la satisfaction des clients, etc., ont modifié la manière de se situer dans le monde de la consommation. Celui-ci est devenu, comme l’entreprise, un espace dédié à la performance individuelle faite ici de jouissances personnelles maximisées et répétées. La spéculation qui régnait sur les « marchés » financiers s’est déployée par contagion mimétique à toutes les échelles de la société parce que les mêmes dispositifs matériels de repérage ont été utilisés : ratios, classements, évaluation, chiffrages… Chacun capitalise et spécule désormais sur son épargne-retraite, sur une voiture qu’on utilise en covoiturage rémunéré permettant de rentabiliser son achat, sur des biens immobiliers qu’on achète parce qu’on parie sur l’augmentation de leur prix, ou sur la puissance des technologies que l’on attend toujours plus performantes, toujours plus « magiques », quitte à entretenir leur obsolescence programmée… A tous les niveaux, on s’est mis à anticiper un avenir prometteur qui effacera nos dettes en produisant un avenir supérieur.

 

Face à un fonctionnement de ce type, on comprend que cela n’a pas beaucoup de sens de chercher à identifier des responsabilités. Mais comment décririez-vous le rôle de la strate supérieure de la technocratie spéculative ? En quoi conserve-t-elle un rôle d’orientation du système, si c’est le cas ?

Cette question me permettra j’espère de lever une ambiguïté sur l’approche empiriste que je défends. Expliquer comment fonctionne un système social et économique implique de montrer comment nous y contribuons tous, par intérêt, par conviction ou par ignorance. Aucun système ne s’impose sans une forme de consentement de ceux qui le nourrissent par leurs comportements. Dire cela, c’est donc dire que nous avons une part de responsabilité selon notre façon de consommer, de manager ou de pratiquer la spéculation à notre échelle, fut-elle minime. Mais, il faut distinguer cette responsabilité pleine mais passive, de la responsabilité active de ceux et celles qui ont les moyens d’agir sur les flux financiers, de les orienter, de s’enrichir considérablement par la spéculation, ceux et celles dont la position pourrait permettre d’anticiper les conséquences de leurs choix sur la société. Qu’elle favorise le meilleur ou le pire, la responsabilité de l’élite n’est donc pas du même ordre que celle des individus composant la masse. Elle nécessite des discernements, des choix et des résistances éthiques, car même au niveau de l’élite, il y a du mimétisme et des difficultés à sortir de l’enfermement dans des dispositifs matériels et des modes de pensées dominants. Tout cela a été parfaitement éclairé par Hannah Arendt et plus encore par Günther Anders dans leurs analyses de la responsabilité face à la mise en œuvre de la Solution finale. Je ne fais évidemment pas d’amalgame entre ce que nous vivons et cette période terrible de l’Histoire, donc pas de faux procès. Néanmoins, force est de constater que l’échelle des responsabilités entre exécutants et décideurs se posent de façon identique même si les conséquences sont autrement tragiques. Il faut lire et relire Nous, les enfants d’Eichman d’Anders, il faudrait même le rendre obligatoire dans les business schools pour donner aux futurs décideurs une conscience éthique de leur responsabilité.

 

La deuxième partie de l’ouvrage explique comment ce système s’est emparé de la digitalisation comme d’un relai de croissance, qu’il décline alors à tous les niveaux, de l’allocation des capitaux, à la sphère privée en passant par l’organisation des entreprises. Comment cela s’articule ?

La grande crise de 2008 a failli emporter le capitalisme spéculatif. Soudain, la confiance dans l’avenir supérieur, le progrès continu et la croissance sans fin s’est effondrée. Avec elle, le système matériel qui exigeait cette croyance, les institutions de crédit, les banques d’affaires, etc. Tout s’est mis à vaciller. Seule une intervention massive des Etats a permis de sauver le système. Mais encore fallait-il faire redémarrer la logique spéculative pour ranimer la dynamique du capitalisme contemporain. Les dettes étaient toujours là autant que les retraites à payer et fallait donc trouver un nouveau moyen pour nous donner un avenir extraordinaire, un avenir qui pouvait promettre de survaloriser le capital des entreprises et parier dessus. Pour relancer la machine spéculative, il fallait un relai de croyance, une nouvelle frontière, un nouveau monde mirifique à conquérir, une « disruption » qui pouvait redonner une raison d’être aux paris et aux promesses de profits à venir. Ce relai de croyance, ce fut la digitalisation. Alors que la technologie et l’industrie digitales existaient et se déployaient déjà depuis trois décennies (on l’appelait alors l’informatisation…), soudain on s’est mis à parler de digitalisation, de transformations radicales que le numérique allait produire dans les entreprises, dans la consommation et dans nos modes de vie. On a chanté des « disruptions » incroyables grâce au Big data…  Bref, après la financiarisation, la digitalisation est devenue le nouvel Eldorado, le nouvel impératif qu’il faut atteindre coûte que coûte, c’est le cas de le dire, vu les investissements gigantesques auxquels il oblige. A partir des années 2010, la digitalisation a été le sésame de tous les discours stratégiques, qu’ils fussent économiques ou politiques… même si on ne sait pas où cela nous conduit, et même si on ne sait pas si tout cela sera un jour profitable… Mais c’est cela spéculer : croire fermement que l’Avenir aura une réponse à ces questions et raconter « la belle histoire » comme disent les investisseurs qui emporte l’optimisme. Même sans profits réalisés, la capitalisation des startups, des licornes et des géants de la tech a explosé. Le but a été atteint, la valeur du capital des entreprises a augmenté et la machine économique spéculative est repartie dans les années 2015.

 

Vous montrez que ce système produit ses propres mythes pour étouffer les doutes qui pourraient naître concernant ses paris, et ces mythes ont notamment comme caractéristique de dévaloriser la nature humaine. Pourriez-vous expliquer comment ?

Tout système social et économique fondé sur des croyances, et il se défend en interdisant le doute à leur égard. Par exemple, il ne faut pas que les acteurs économiques et plus largement les membres de notre société se prennent à douter de l’Avenir disruptif promis par le capitalisme spéculatif. Pour étouffer le doute, l’esprit du capitalisme spéculatif laisse se développer deux grands discours : celui du fatalisme et celui de l’antihumanisme. Le fatalisme nous conduit à admettre que notre système économique est le moins mauvais possible, qu’on ne peut pas en sortir individuellement, qu’il n’y a pas d’alternative, etc. L’antihumanisme, quant à lui, affirme que l’être humain n’est qu’une machine, d’ailleurs pas si perfectionnée qu’on le prétendait, moins en tout cas que les puissants ordinateurs qui se préparent, ou que l’homme « augmenté » qu’on espère fabriquer. Bref, l’homme est mort selon un mot de Foucault. Il est dépassé par les progrès techniques, par l’Avenir prodigieux qui l’attend, et qui, peut-être, verra sa disparition, car l’humanité n’est plus « qu’un détail » dans l’évolution de très long terme de l’univers. Tel est le discours qui s’est insinué partout. Comment est-il possible que les humains se dénigrent eux-mêmes à ce point et donc à quoi sert cet antihumanisme soutenu… par les humains ? La réponse que je suggère, c’est que l’antihumanisme interdit de douter de la dynamique spéculative qui nous emporte et des promesses technologiques auxquelles il faut croire ; il supprime la référence à la défense de l’être humain comme fondement d’une analyse critique de l’Avenir qu’on nous promet et d’une assignation en responsabilité de ceux qui le promettent.

 

La forte cohérence de l’ensemble de ce système laisse peu d’espoir d’en sortir. Vous esquissez tout de même à la fin de l’ouvrage une voie de salut, pourriez-vous en dire alors un mot ? 

Un mot seulement pour ne pas déflorer la fin mais surtout parce que cette « voie de salut », comme vous la qualifiez, se comprend bien dans la logique du récit qui la précède. Elle peut se résumer de la manière suivante : le capitalisme spéculatif fonctionne pour autant que nous croyions au récit qu’il propose. En y croyant, nous consentons à sa logique et nous contribuons, à notre échelle, à le réaliser. Pour en sortir, il faut donc douter radicalement, c’est-à-dire ne plus croire aveuglément qu’il constitue le récit absolu, objectif et définitif de la « réalité » économique et, encore moins, celui de la « réalité » de notre expérience humaine. Ce n’est pas des promesses qu’il s’agit de douter, mais du fait que la machine à promettre se confonde avec la réalité que nous vivons. Le doute permet de prendre conscience qu’elle n’est qu’un récit, un discours fort, sans doute, mais discours faux dans la mesure où notre vie matérielle, y compris dans sa dimension économique, ne se confond pas avec ce récit de la spéculation généralisée à laquelle nous semblons condamnés. Ne cherchons pas des « solutions » au capitalisme spéculatif pour l’amender ou le réformer, parce qu’elles se situeront toujours à l’intérieur du récit spéculatif et elles alimenteront encore nos croyances à son égard. Pour se libérer, il n’y a pas à sortir du labyrinthe, mais plutôt à prendre conscience que, contrairement à ce que veut nous faire croire l’esprit malin du capitalisme, dans la réalité que nous expérimentons, nous ne vivons pas dans ce labyrinthe.