Au retour de ce long échange entre le Pape François et une délégation de politiques et de membres de la société civile, il y aurait beaucoup de choses à dire sur le contenu. François Verceletto dans Ouest France et Jean-Pierre Denis dans La Vie en ont fait un compte rendu fidèle. C’étaient les deux journalistes présents, autant leur faire confiance.
A plusieurs reprises, il s’est préoccupé de savoir si nous avions soif… se levant même à un moment pour aller chercher de l’eau pour Carmen…
Mais comment traduire l’atmosphère d’une rencontre comme celle-ci ? Le Pape nous a reçus dans un salon assez banal de Santa Martha où il loge, hors des dorures du Vatican. Nous étions assis en cercle autour d’une table basse, lui sur un canapé, nous sur des fauteuils confortables. Il s’est présenté sans protocole, marchant à petits pas, souriant, faisant le tour de la pièce pour serrer la main de chacun. De manière évidente, et il me semble, intentionnelle, il n’avait pas préparé l’entretien, qu’il a mené à bâtons rompus, répétant à plusieurs reprises qu’il réfléchissait à haute voix en réponse aux questions qui lui étaient faites – en français, langue qu’il comprend mais ne parle pas. Il a répondu en espagnol, traduit par Carmen, talentueuse membre de la délégation. A plusieurs reprises, il s’est préoccupé de savoir si nous avions soif… se levant même à un moment pour aller chercher de l’eau pour Carmen… Dans cette ambiance si peu protocolaire, le Pape a eu le souci constant de ne pas formuler de « message », mais de dire ce qu’il pensait ou ce qu’il ressentait. La rencontre d’une demi-heure a finalement duré une heure et demi, après un jeu spontané donc erratique de questions et de réponses. Le dialogue s’est achevé par une phrase de François, curieusement peu reprise dans la presse : « Merci à vous d’être venus me voir, j’ai besoin d’air frais.»
Que l’une des personnalités les plus charismatiques, les plus populaires et les plus influentes du moment se présente de cette manière, apparemment décontractée et attentive aux questions mais aussi aux besoins des personnes présentes, et que malgré cette bonhomie si éloignée des signes de la puissance, François exerce une telle ascendance morale, bien au-delà de l’Eglise catholique, voilà qui dessine les conditions de l’exercice de l’autorité aujourd’hui. Quelques traits relevés en l’écoutant.
Premier trait, le Pape assume qu’il est un « périphérique ». Périphérique pour nous bien sûr… Il vient du sud de l’Amérique du Sud et d’un pays peu riche. Il est imprégné de sa culture nationale et le revendique tranquillement. Il sait qu’il voit le monde à partir de là. Du coup, l’Europe est une périphérie pour lui. Aussi bien dans ses préoccupations actuelles que dans sa dynamique, notre continent lui apparaît comme un espace culturel, politique et spirituel parmi d’autres ce qui ne veut pas dire qu’il est sans importance. Mais il n’est pas plus important que les autres. Ce qui heurte notre sentiment de supériorité…
Je rencontre beaucoup d’acteurs de la globalisation, notamment dans la sphère économique, pour lesquels la globalisation n’est finalement que la projection sur le reste du monde de leurs habitudes et de leurs préjugés d’Occidental ou d’Oriental, quand ce n’est pas l’extension à l’univers de leurs problèmes locaux. Ce qui rend le regard de François si pénétrant, c’est qu’il témoigne de la fraîcheur et de l’intérêt envers nous, mais aucune préférence a priori pour ce que nous représentons ni pour ce qu’il représente lui-même. Il nous dit que nous sommes, avec nos forces et nos soucis propres, comme lui, parmi d’autres et que, de ce fait, nous partageons à notre manière, les joies et les espérances communes.
Pour le Pape le monde n’est pas un village global. C’est une multitude de villages que la globalisation permet d’apprécier pour leurs différences et dont il s’agit d’établir la commune humanité. Seule l’harmonie entre le singulier et le commun, tous deux irréductibles, construit une globalisation authentique. Mais pour la bâtir, il faut accepter d’être « en périphérie », condition nécessaire pour aller vers d’autres « périphéries ».
sa simplicité ne relève pas seulement de la vertu, elle pose aussi un acte politique. Simplifier permet de restaurer les liens, d’agir en dehors du cadre quand, précisément, celui-ci engourdit l’action
Deuxième trait de ce leader moderne, la simplicité. Elle est bien connue. François n’est pas seulement humble. Il est simple, mais activement simple, c’est-à-dire qu’il simplifie. Il simplifie les relations humaines, les détours par lesquels on pose les questions et on donne les réponses, les contacts et les possibles rencontres, et même les périphrases consensuelles. Il dit les choses aimablement, sans se départir de son sourire, mais directement. Au risque de secouer les délicats.
Bien sûr, il témoigne par sa façon d’être qu’on ne peut pas simplifier si on n’est soi-même pas simple. Mais sa simplicité ne relève pas seulement de la vertu, elle pose aussi un acte politique. Simplifier permet de restaurer les liens, d’agir en dehors du cadre quand, précisément, celui-ci engourdit l’action en empêchant la rencontre de personne à personne. Le vieux Pape a compris que dans un monde connecté par la technologie, il est urgent de faciliter la connexion des personnes elles-mêmes. Pour cela, il faut simplifier les contacts. L’exercice de l’autorité revient alors à l’essentiel : la force est dans le discours et dans le témoignage de vie directement perçus et non dans les postures et les préséances.
L’exercice de l’autorité revient alors à l’essentiel : la force est dans le discours et dans le témoignage de vie directement perçus et non dans les postures et les préséances.
Enfin, troisième trait : de l’importance d’écouter les questions. Durant tout l’entretien, François a insisté pour ne pas apparaître comme un donneur de leçon, une sorte d’expert en toutes choses dont la parole tomberait sur l’intelligence aride de ses interlocuteurs comme une pluie bienfaisante. Il hésite, avoue parfois qu’il peut se tromper en affirmant telle ou telle chose. Il n’est pas incertain mais il est sage, il cherche manifestement à dire ce qui est, au plus près du réel et ce qu’il en ressent, avec toutes les difficultés que cela implique. Il cherche surtout à entrer en relation à partir des questions que son interlocuteur se pose et en montrant qu’il s’en pose lui-même. Un détour qui est une méthode.
Sans aucun doute il se sait dépositaire d’une science de l’humain et d’une tradition suffisamment solides pour ne pas avoir besoin de l’asséner à coups de crosse. L’urgence est de rencontrer les personnes et cela ne peut se faire qu’à partir de ce qu’elles expérimentent, de ce qu’elles vivent ici et maintenant – et non à partir de ce qu’elles devraient vivre selon les normes. Saisir leurs attentes qui jaillissent de leur vraie vie et non de la vie prescrite par les codes. Ainsi, ce Pape, qui est extrêmement ferme sur les principes, est-il très souple sur les moyens de les faire entendre. Il sait que le chemin vers l’autre est tracé par les interrogations que suscite l’histoire de chacun. L’attention que François porte à l’écoute n’est donc pas une pose polie, ni une technique de communication bien rôdée, c’est le produit d’une ancienne sagesse : il n’y a de réponse convaincante qu’à une question sincèrement exprimée. Tout le contraire de la démarche des « experts » bien-pensants, tellement peu sûrs de leurs bonnes réponses qu’ils imposent ce que doivent être les bonnes questions.
Se dessine ainsi au fil de cette belle rencontre avec le Pape François une leçon sur l’exercice de l’autorité dans le monde d’aujourd’hui : accepter d’être « périphérique » aux yeux des autres pour construire une communauté, être sincèrement simple pour être simplificateur et prendre soin d’écouter les interrogations de la vie réelle pour suggérer les réponses adéquates.
Leçon pour les gouvernants, mais aussi pour les gouvernés : car nous aussi, dans nos sociétés comme dans nos entreprises, nous avons besoin d’air frais.