Alors que la loi Pacte invite les entreprises à préciser leurs raisons d’être et leurs missions économiques, il serait étrange que la Puissance publique n’en fasse pas autant. Retrouvez ci-dessous mon échange avec Michel Sapin dans le journal La Croix ainsi que mon interview auprès de l’AFP.

 

AFP – Revue de Presse

Challenges : Suez/Veolia : l’État, stratège ou simple actionnaire ?

Ouest-France : Rachat de Suez par Veolia

HuffingtonPost : L’État peut-il faire basculer la vente ?

 

Mon échange avec Michel Sapin

Le conseil d’administration d’Engie a voté lundi 5 octobre la vente à Veolia de sa participation dans Suez. Une décision entérinée alors même que les représentants de l’État, premier actionnaire avec 22 % du capital, s’étaient opposés à l’opération considérant que le rapprochement de Suez et Veolia devait se faire « à l’amiable ».

► « La posture de l’État doit être d’autant plus claire qu’il est minoritaire »

Michel Sapin, ancien ministre de l’économie et des finances.

Il faut distinguer les cas dans lesquels l’État est majoritaire au sein du capital d’une entreprise (c’est le cas d’EDF) et ceux dans lesquels il est minoritaire. Lorsqu’il est clairement majoritaire, il doit imposer les grandes décisions stratégiques tout en respectant l’autonomie de gestion de l’entreprise. Quand il est minoritaire, la situation est bien plus complexe : c’est la raison pour laquelle il faut éviter les ambiguïtés dans les postures, en disant « oui » dans les couloirs car on pense que l’opération peut être économiquement intéressante et « non » publiquement car on souhaite tenir compte des inquiétudes sociales. Il faut d’autant plus de clarté qu’on est minoritaire. L’État peut être mis en minorité, mais sur des bases nettes pour tous les acteurs.

La question de l’intérêt de la présence de l’État au capital se pose tout particulièrement pour Engie. Depuis plusieurs années, l’État a considéré que sa participation dans cette société n’avait plus de caractère stratégique. Une première diminution de la participation était intervenue, et le ministre de l’économie actuel avait prévu un désengagement complet. Mais il très compliqué de peser sur les décisions quand on a choisi une stratégie de désengagement à moyen terme, qui peut d’ailleurs être justifiée.

Dans un cas inverse, l’État est monté au capital de PSA en 2012-2013 et a eu totalement raison : aujourd’hui, PSA est un groupe solide au niveau européen, en capacité d’en absorber d’autres. Cette présence massive de l’État a été déterminante, grâce à la clarté de la posture choisie. Il est bien sûr plus difficile d’avoir de l’autorité quand on a défendu l’idée d’une sortie du capital. C’est la cause principale de la difficulté dans laquelle l’État s’est trouvé dans le cas d’Engie.

L’État a le droit d’exprimer une opinion, mais il n’est pas réaliste de croire qu’il peut imposer ses vues sous prétexte qu’il est l’État. Il faut à la fois de la continuité dans la stratégie et dans la posture, et Engie est sans doute le dossier dans lequel l’État était le plus mal placé pour jouer en force.

L’État a un rôle actif à jouer, en entrant et en sortant du capital en fonction de l’intérêt général et en respectant l’autonomie de gestion. Lors de la crise de 2008-2009, les banques ont quasiment été nationalisées : l’État a alors pu imposer à la fois une vision stratégique pour rétablir la situation et des principes de rémunération des actionnaires et des dirigeants. Il y a alors eu conjonction entre l’intérêt général qu’il y avait à sauver le système bancaire et une volonté de s’assurer de l’exemplarité des pratiques dans un moment où le contribuable arrivait au secours. Désormais, l’État ne joue plus de rôle dans le secteur bancaire, en dehors du puissant outil qu’est Bpifrance. L’État doit être pragmatique, clair, précis et stratégique.

► « Il est devenu aussi impuissant que n’importe quel actionnaire minoritaire »

Pierre-Yves Gomez, directeur de l’Institut français de gouvernement des entreprises

L’État s’est voulu un acteur de la vie économique depuis le début du XXe siècle, avec l’idée qu’il avait quelque chose à dire sur la stratégie des entreprises privées au nom de l’intérêt général.

Cela a conduit à une longue période d’interventionnisme fort dans les affaires économiques, dans tous les pays d’ailleurs. À partir des années 1970, suivant la vague néolibérale, l’État s’est désengagé en tant qu’acteur direct de l’économie. Il a laissé la place de régulateur principal aux marchés, se contentant de rester le régulateur légal.

Dans les années 1980, la grande idée lancée par le gouvernement de Laurent Fabius, et poursuivie depuis lors, était que l’État pouvait continuer à peser sur l’économie en détenant une partie du capital des grandes entreprises nationales.

Chez Engie, l’État ne détient plus que 22 % du capital et, à ce titre, peut se considérer encore comme un actionnaire de référence. Mais en réalité, il est devenu aussi impuissant que n’importe quel actionnaire minoritaire, en ne parvenant pas à s’opposer, en conseil d’administration, à la vente de la participation du groupe dans Suez.

Nous sommes aux limites de la stratégie publique de non-intervention de l’État dans l’économie, même si ce n’est pas la première fois que l’on relève sa faiblesse en tant qu’actionnaire. Souvenons-nous par exemple qu’en 2016, le patron de Renault, Carlos Ghosn, avait ainsi obtenu une augmentation de sa rémunération contre l’avis de l’État français qui possède 15 % du capital, le conseil d’administration étant déjà passé outre.

Ce qui se passe aujourd’hui chez Engie marque clairement l’échec de la stratégie d’un État qui croyait pouvoir peser sur l’économie en jouant le jeu de l’actionnariat.

Cela pose deux questions. D’une part, celle de l’intérêt de conserver des parts de capital quand on est un minoritaire sans pouvoir réel. L’argent public pourrait être mieux employé. D’autre part, se pose aussi la question de savoir qui défend l’intérêt général. Si Engie veut se désengager de Suez, c’est pour investir dans les énergies renouvelables. Du point de vue économique et environnemental, l’État actionnaire peut y trouver son intérêt. Mais sur le plan politique, quand une entreprise privée décide de ce qu’elle juge être l’intérêt général, ce n’est pas elle pour autant qui assumera les conséquences stratégiques et sociales d’un rapprochement.

Cet épisode conduira, on l’espère, à repenser l’intervention publique dans l’économie. Il faut aussi remettre en cause l’idée que le marché et les entreprises sont les seuls porteurs de l’intérêt collectif. C’est dans le bureau des ministres de l’économie, et pas dans les conseils d’administration, que certaines stratégies des grandes entreprises doivent être mises en cohérence, au nom de la cohésion sociale ou de l’indépendance nationale. C’est que l’on appelait jadis un plan.

 

  • Propos recueillis par Mathieu Laurent et Jean-Claude Bourbon
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