Chronique du Monde Eco et Entreprises datant du 17 novembre 2018

Depuis que le terme « révolution » a été idéolo­giquement disqualifié, les transformations des institutions sont généralement présentées comme des « évolutions » naturelles dictées par la dynamique de l’histoire. On y voit l’aboutis­sement d’un processus d’amélio­ration linéaire des sociétés humaines conduisant inélucta­blement aux réformes qui s’imposent aujourd’hui.

 

Cela se constate dans les discussions actuelles sur les expériences de gouvernance alternative des entreprises. Le plus souvent, elles sont légitimées, non en ­rupture avec le système capitaliste ambiant, mais comme les effets de sa mutation inévitable. Par exemple, l’ouvrage stimulant de Frédéric Laloux (Reinventing Organizations. Vers des communautés de travail inspirées, Diateino, 2015) présente des cas de gouvernances novatrices fondées sur le partage des pouvoirs, la subsidiarité des prises de décision ou l’autonomie des équipes de travailleurs. Mais il ne peut s’empêcher de les inscrire dans un récit imaginaire cherchant à montrer que les sociétés humaines se dégagent lentement, depuis leur origine, de gouvernances autoritaires, centralisées et accaparées par quelques-uns, pour instituer des formes toujours plus démocratiques de partage du pouvoir.

 

Très influencées par une culture américaine souvent tentée par l’autocélébration, les représen­tations de ce type ne résistent pas à l’analyse historique sérieuse. Parmi les nombreux travaux sur le Moyen Age, ceux, classiques, de Georges Duby ont décrit les relations de pouvoir complexes et autolimitées entre les ordres sociaux (Hommes et structures du Moyen Age, Mouton, 1973). Albert Rigaudière a montré comment les villes ont inventé des formes de gouvernement sophistiquées pour s’opposer aux pouvoirs féodaux puis royaux (Gouverner la ville au Moyen Age, Economica, 1993). Récemment, Peter Wirtz a décrit combien la gouvernance des monastères obéit à des règles que les entreprises « libérées » d’aujourd’hui envisagent à peine : élection de l’abbé parmi l’ensemble des moines, chapitre régulier donnant égalitairement la parole à chacun d’eux, forte autonomie de chaque monastère à l’égard de l’ordre (« Governance of Old Religious Orders : Benedictines and Dominicans », Journal of Management History n° 23/3, 2017).

 

Concentration des pouvoirs

 

Ne serait-ce que du fait des difficultés de déplacement, le Moyen Age n’est pas l’époque du pouvoir royal ou ecclésial autoritaire et centralisé que dépeint la caricature moderne, mais, au contraire, celui de la multiplicité des lieux de gouvernement autonomes et interdépendants. On aurait intérêt à s’inspirer de nombre de ces pratiques pour imaginer des formes « plus démocratiques » de gouvernance, comme le suggère l’excellent ouvrage collectif Le Vrai Visage du Moyen Age. Au-delà des idées reçues (Vendémiaire, 2017).

 

Car c’est avec la modernité que s’impose, en Occident, la centralisation du pouvoir, d’abord avec l’absolutisme royal au XVIIe siècle, poursuivi par les Etats-nations au siècle suivant et confirmé par le développement d’entreprises de plus en plus grandes et mondialisées à partir du XIXe siècle. Norbert Elias (La Dynamique de l’Occident, 1939) a retracé l’histoire de la concentration croissante et hégémonique des ressources productives associée à celle des pouvoirs qui les contrôlent.

 

C’est par opposition à cette tendance de fond que se sont développées les revendications modernes pour davantage de démocratie. Loin de s’inscrire dans une évolution sereine conduisant irrésistiblement à la liberté indi­viduelle, elles ont exprimé des contestations révolutionnaires assumées comme telles, contre la puissance que procure l’accaparement des moyens de production.

 

La lucidité sur le passé aide à mieux comprendre les demandes contemporaines pour davantage d’autonomie des travailleurs ou pour le partage des prises de décision dans les entreprises. Plutôt que nécessitées par le cours naturel des sociétés, il serait plus exact de les défendre pour ce qu’elles expriment : un nouveau chapitre de la protestation sociale contre l’accumulation des pouvoirs.