Il nous faut innover…
L’obligation d’innover est un des piliers de la mythologie économique contemporaine. Alors que les cultures traditionnelles s’en méfiaient et que Montaigne la considérait encore comme une vanité, l’innovation est glorifiée depuis la Révolution industrielle comme une démarche positive indispensable pour réaliser un progrès nécessairement vertueux. Ce dogme proclame que, quelle qu’elle soit, la destruction qu’elle engendre est toujours créatrice d’un surcroît de richesses (la fameuse destruction-créatrice). Innovons donc, peu importe en quoi et pourquoi, il en restera toujours quelque chose de positif. Telle est la condition de survie des entreprises : sans elle, point de salut. C’est un mantra répété à l’infini.
Dotée d’un prestige quasi-sacré, cette croyance affecte tous les aspects de la vie sociale et économique, depuis la mise en marché de produits toujours nouveaux (les qualifier de « nouveaux » étant, en soi, un argument de vente), jusqu’aux organisations régulièrement converties à des « innovations managériales », en passant, par les sermons sur les efforts d’innovation déplorés comme insuffisants ou sur les « innovations disruptives » en tous genres que promettent les prophètes de bonheur. Car elle encourage aussi les voyants auto-proclamés des temps modernes qui par leurs anticipations visionnaires annoncent régulièrement la survenue d’un monde radicalement nouveau.
…certes mais pour quoi faire ?
Dans un petit essai remarquable (L’innovation. Mais pour quoi faire ?, 2023), Franck Aggeri, professeur à Mines-Paris, invite à une réflexion bien venue sur cette religion de « l’innovation pour l’innovation ».
Elle est , en effet, si bien ancrée dans notre imaginaire, qu’il faut un sérieux effort pour prendre conscience que, dans la réalité, l’innovation n’est pas nécessairement source de progrès : la destruction n’est pas toujours créatrice, loin de là. Certaines innovations se sont révélées à terme désastreuses pour l’humanité ; et même, il s’avère imiter est parfois moins coûteux et plus efficace que d’innover : c’est d’ailleurs la façon la plus sûr de progresser, les innovations se réalisant de manière incrémentale, par de menues erreurs qui s’avèrent à la longue profitables.
Mais plus radicalement, l’innovation produit des bifurcations dans le développement des sociétés dont on voit à court terme les effets positifs (par exemple, l’invention des premières automobiles) et à long terme les conséquences systémiques (l’engorgement routier, la pollution, la recomposition des villes ou l’épuisements des ressources fossiles). Les Anciens n’avaient pas tort de considérer qu’il n’y a pas d’innovation qui n’ait de conséquences bien plus larges que les effets qu’elle annonce. D’où l’importance de les évaluer sans emballement. Et de se poser la question « innover certes, mais pour quoi faire ? »
S’autoriser une évaluation critique
Poser la question du sens ne conduit évidemment pas à faire le procès des innovations en soi, selon une logique du tout ou rien. Au contraire, nombre d’entre elles sont utiles -mais toutes ne le sont pas. Il s’agit justement de se libérer du tout ou rien, en préciser leur utilité et le mode de vie qu’elles déterminent, plus ou moins explicitement. Pour exorciser le scepticisme, les dévots de l’innovation croient nécessaire d’agiter le spectre d’un retour « à la lampe à huile », si ce n’est de « l’âge de pierre » sitôt qu’un critique est émise. Tout ou rien disions-nous. Comme si entre le fatalisme de l’innovation pour l‘innovation et l’immobilisme des technophobes, il n’y avait aucune place pour un peu d’intelligence critique.
Le discernement sur les innovations est nécessairement politique et il passe, selon Franck Aggeri, par l’action collective puisqu’elles intéressent l’avenir de la société. Elles doivent donc susciter des débats et, si nécessaires, des régulations.
Sachons rester a priori agnostiques en matière d’innovation et demandons-nous : dans cette période notre histoire, de quelles innovations avons-nous besoin pour répondre aux défis environnementaux et sociaux ? Faut-il construire des fusées pour nous installer sur Mars ou trouver de nouvelles façons de produire et de consommer plus sobrement sur cette bonne vieille Terre ? Que faut-il saluer et encourager ?
Réguler pour stimuler les innovations raisonnables
La réglementation publique a son mot à dire dans ce débat. Elle est une modalité, mais pas la seule, de l’action collective. Elle a pour vocation de donner un cadre juridique aux innovations et d’anticiper, au nom du bien commun, les moyens de pallier leurs potentiels effets négatifs. Loin de signifier une interdiction, elle doit, au contraire, stimuler des inventions raisonnables ; il serait d’ailleurs utile de dresser un inventaire de celles qui ont été encouragées par la régulation. Pour rester sur l’exemple automobile : les régulateurs de vitesse, les pots catalytiques, les moteurs économes d’énergie – ou, mieux encore, les services de transports alternatifs.
C’est pourquoi le propos d’Emmanuel Macron invitant à « une pause réglementaire » sur les questions environnementales lors la présentation, le 11 mai dernier, des principes de la future loi « industrie verte » française a pu être perçu comme ambigu ou tout au moins comme maladroit. Il laisserait entendre que la régulation n’est qu’un frein à la réindustrialisation de la France, l’une et l’autre s’opposant par définition. Or aujourd’hui plus que jamais puisque les ressources sont comptées, la réglementation doit être, si elle est bien pensée, une incitation à innover raisonnablement en réponse aux défis du temps.
A moins que le président de la République ne visait la tendance de certains faiseurs de lois à succomber à leur tour aux transes de « l’innovation pour l’innovation ». Car en matière de réglementation aussi, cette religion a ses fidèles et ses gourous.