Version originale de l’article publié dans Le Monde du 28 octobre 2020
L’Archipel du social
Dans son essai L’Archipel français (2019), Jérôme Fourquet a mis au jour les sous-espaces géographiques qui composent notre société, depuis les centres des métropoles jusqu’aux confins ruraux en passant par les périphéries, les banlieues ou les cités. Ces sous-espaces semblent culturellement isolés les uns des autres, d’où l’image d’un archipel et d’une France fractionnée.
Dans le champ de l’économie, on pourrait être tenté de parler aussi d’un archipel formé des très grandes entreprises mondialisées, des entreprises industrielles nationales ou locales et des innombrables îlots de l’artisanat et du commerce. La disparité des tailles et des horizons des entreprises contribue à sa manière aux fractures sociales du pays.
Mais à la différence de la carte dressée par Jérôme Fourquet, les sous-espaces économiques sont connectés par des liens de subordination : les grands groupes internationaux sont des donneurs d’ordre direct ou indirect pour les plus petites sociétés et la localisation ou la délocalisation de leur production détermine le maintien ou non d’une économie de proximité.
Hyperconcurrence et rapport de force
Plus encore, les grandes entreprises externalisent leurs activités quand elles les estiment peu valorisables : transports, logistique ou les services de gestion des installations appelés facility management (sécurité, nettoyage, restauration, entretien des infrastructures ou des espaces). Les services externalisés sont assurés par des entreprises souvent petites et soumises à une hyperconcurrence ; même quand elles sont de taille importante, elles doivent sous-traiter en cascade pour rester compétitives. Car le rapport de force avec les puissants donneurs d’ordre est tel que les sous-traitants subissent une pression continue pour baisser leurs prix : cercle vicieux, leurs marges faibles (autour de 3%) limitent l’investissement et maintiennent la dépendance aux donneurs d’ordre. Les services périphériques sont soumis aux exigences d’une délocalisation réalisée à l’intérieur même de nos frontières par les grands groupes. Une trentaine de métiers et 3 millions de salariés sont concernés dont 90% sont payés au SMIC.
Comprendre la subordination économique des entreprises donne plus de consistance à l’émotion suscitée, lors de la crise sanitaire, par la mise en visibilité des travailleurs de proximité : ils sont souvent issus des services de maintenance. Nous avons redécouvert combien les milliers de travailleurs de la santé, mais aussi de l’entretien, de la sécurité ou du transport étaient indispensables à la poursuite de la vie économique au quotidien – et à notre confort.
Quel avenir pour le personnel des sociétés de sous-traitance ?
Malgré l’utilité de leurs activités, ils échappent aux tableaux abstraits sur l’avenir du travail qui dépeignent plutôt celui des « hauts potentiels » ou des super diplômés. La carte économique se superpose donc bien à la carte sociale de l’archipel français : dans les grandes métropoles s’érigent les sièges des entreprises globales où travaillent les élites, dans les périphéries vit le personnel peu payé et corvéable des prestataires de services externalisés.
Dans les prochains mois, la recherche de rendement sera encore plus vive dans les grands groupes. Elle accroîtra la pression sur les prix et la répartition de la valeur économique en défaveur des services périphériques. Toutes les conditions sont donc remplies pour une paupérisation de leur personnel avec un risque supplémentaire de tensions sociales. Reste à savoir si nous allons de nouveau fermer les yeux pour que leur présence reste invisible.