Malgré sa drôlerie glacée, cette histoire imaginée par l’un de mes lecteurs pourrait bien devenir bientôt réelle.  Que faire ?  Nous intéresser sérieusement à la  la gouvernance des plateformes numériques –qui les détient ? qui les contrôle ? A quelles fins ?, sans quoi nous vivrons dans le monde froid du contrat généralisé, de la comptabilité, de la mesure de toutes choses et de la solitude affective ultime.

 

 

Toujours le travail.

Ce matin, à sept heures précises, j’ai pris le bus avec chauffeur pour regagner le dépôt où m’attend mon travail. Ce matin, comme tous les matins, sept heures précises, j’ai salué le conducteur derrière son plexiglas, il m’a répondu par un sourire. Je me suis assis. Le chauffeur, je le connais maintenant, je ne lui ai jamais parlé mais c’est le même depuis quatre mois que je prends cette ligne à sept heures précises. Le contrat se terminera dans deux mois mais je suis sûr de pouvoir le renouveler et de continuer ainsi de bénéficier du service bus avec chauffeur. Avant, je prenais pour rejoindre le même dépôt la ligne automatique, avec pratiquement les mêmes arrêts, à dix minutes près, mais sans chauffeur et ça, c’est une sacrée différence : vivre dans l’anonymat et le  machinisme, ça ne me plait pas. Bien mieux que le  bus avec chauffeur, la voiture avec chauffeur et c’est mon métier, pire, la voiture personnelle sans chauffeur. Là, il faut tout faire par soi-même.

Maintenant, j’ai cinquante-trois ans et si je regarde ma vie, j’en suis assez satisfait. Quand j’ai commencé à bosser, je ne me souviens plus exactement ce que je faisais, car je changeais souvent d’activité, au bout d’un an, j’étais parvenu à  vivre avec vingt-deux contrats. Ça me fait sourire, parce que, à l’époque,  j’étais très fier mais c’était vraiment une vie de pauvre. Aujourd’hui, j’en ai cinquante-deux, juste un de moins que mon âge comme je plaisante souvent avec les amis. Cinquante-deux ! J’ai plus que doubler la mise. Et le cinquante-troisième, je ne le compte pas.  Il m’a été offert il y a deux mois par un de mes fils, le médecin, à mon anniversaire. Tu parles d’un cadeau : six mois de contrat de gestion ! Six mois, c’est la durée légale minimale. Si je suis satisfait, je peux le renouveler ou prendre un autre prestataire. Tu parles si je suis satisfait ! Je suis sûr que je parviendrai à  le  renouveler quitte à supprimer quelques achats, en me serrant la ceinture comme dit souvent maman. Mais j’ai enfin un gestionnaire, il s’occupe de tout, de mon budget, de la répartition des dépenses, des négociations pour les crédits. Pas pour les contrats, c’est un autre prestataire que j’ai déjà.  Allez, je suis à cinquante-trois contrats, égalité ! Le gestionnaire me débarrasse d’une sacrée corvée : faire mes comptes avec ma calculette, surveiller mes crédit, je perdais au moins une heure pas mois. Quand je faisais le travail  par moi-même, je ne me rendais pas compte comme  c’était fastidieux. Je recevais bien  sur ma tablette optique les propositions alléchantes des prestataires. Mais toujours j’avais vécu ainsi, pourquoi changer, même si ma femme en avait un depuis longtemps. Faut dire qu’elle est secrétaire de direction et touche des revenus qui ne sont pas les miens. Et puis mon fils qui me  dit : « Papa, tu ne peux pas continuer comme ça. Tu nous a toujours aidés maintenant c’est à  notre tour ». Et voilà qu’il  y a deux mois, cadeau d’anniversaire,  je reçois par mèl  mon contrat et les services associés. Je ne peux plus m’en passer. Comment ai-je pu être tête de mule à ce point pour ne pas voir l’évidence : c’est le bien-être. Mon côté rebelle ? Tu parles ! Non, je crois plutôt à mon éducation. Tiens, cette anecdote. J’étais au CM1  ou au CM2, bref j’avais une dizaine d’années. En cours d’histoire, ma grand-mère est venue témoignée de sa vie lorsqu’elle avait elle-même dix ans. Ca remontait presque à soixante-dix ans en arrière. J’avais un peu honte de ce qu’elle disait, ça faisait rire les copains et les filles. Ainsi, à un moment, elle raconte que sa mère faisait le repassage en regardant la télé (yeux éberlués des élèves) et l’accompagnait en voiture à l’école et même qu’une fois, elle y est allée toute seule (franche rigolade). C’était vraiment des conditions minables. Le progrès est passé par là, la  famille s’est enrichie et maintenant le repassage est assuré par un prestataire, comme l’accompagnement des enfants le  matin et on choisit même le type de véhicule. Je parle des contrats d’il y a maintenant trente ans. Tiens mes enfants, je ne me suis jamais occupé de leurs devoirs, j’ai ma dignité, je ne voulais pas qu’ils souffrent d’être moins que les autres. Le contrat de prise en charge des devoirs, on l’a payé pendant plus de vingt ans. On a donné ce qu’il y a de mieux à nos enfants. Et quand je serai grand-père, je ferai cadeau à mon premier petit-enfant un contrat d’un an : six mois papy, six mois mamie.

Mais, maintenant, j’ai mon contrat de gestionnaire. Pour comprendre son intérêt, il faut bien comprendre comment tous les citoyens de ce pays vivent. D’abord, on travaille tous en entrepreneurs indépendants (c’est le terme officiel,  que personne ne comprend mais il parait d’après ce que m’a dit ma fille prof d’histoire qu’il s’agit de la  fossilisation d’un vieux terme et même d’une confusion entre travailleur et entrepreneur… bref, entrepreneur indépendant). L’argent que l’on gagne sert à payer les crédits et les contrats qui nous permettent de vivre agréablement. S’il reste quelque chose après cela, si on est, ou surtout si on a, un bon gestionnaire, on achète alors avec le reste ce que l’on désire. Nos envies sont inscrits sur une liste que l’on peut changer jusqu’au quinze du mois. Le mois dernier, j’avais noté en première position une bonne bouteille de coco whisky (ça fait des mois qu’elle fait les délices de la bonne société et puis, je l’avoue, j’aime bien picoler avec les amis). Eh bien, le 1er, je touche la  paie, le 2, tous les contrats sont honorés, le trois, avec l’argent qui reste, j’achète (à vrai dire la commande est automatique puisque c’était le premier choix de ma liste et le gestionnaire veille au grain) 3 bouteilles de cocowhisk. Et puis, il y a eu cette histoire marrante. Ce même mois, ma femme avait placé en top choix, une vieille édition d’un philosophe oublié d’il y a plusieurs siècles, Volmaire ou Volgaire, je ne sais plus. Elle ne se  contente pas comme tout le monde des tablettes optiques, ces belles lunettes qui nous connectent avec le monde et pour trois fois rien, elle lirait la bibliothèque de France. Non, elle joue la bourgeoise, et deux pièces de l’appartement sont réservées à la bibliothèque de madame. Elle achète plus de quinze livres par mois, qu’elle range méthodiquement. Elle ne lit pas tout, elle n’a pas le temps. Le 4, sa commande devait être livrée avant minuit. A partir d’une seconde de retard, selon le contrat, elle bénéficie d’un ouvrage gratuit. A 23h30, rien. Elle fouillait dans ses lunettes d’exploration les sites pour choisir un nouvel ouvrage. 23h45, toujours rien, l’affaire était dans la poche. Le livreur est arrivé à 23h58min12s. Tu aurais vu sa rage. Elle ne pouvait pas la montrer au dit livreur. Il est branché sur un système de surveillance juridique et il ne faut pas jouer avec ça. Moi, je rigolais franchement sous ses sarcasmes. Je lui ai proposé du cocowhik, ça l’a adoucie.

Dans 12 min, 28s, je serai arrivé dans l’entreprise qui loue mes services. Elle me facture un véhicule pour une durée d’un mois, accepte que je sois référencé dans ses services de location de véhicules avec chauffeur et liste mes contrats de la journée avec l’attitude que je dois avoir face au client (d’après ce qu’il a demandé) et l’heure exacte de prise en charge. En parlant d’heure, j’en reviens à ma grand-mère quand j’avais dix ans. Elle était venue avec une horloge de l’époque. Elle trônait parait-il dans la cuisine de sa grand-mère à elle. C’était un objet circulaire, avec deux aiguilles de dimensions différentes qui se déplaçaient sur un cadran où étaient inscrits les douze premières heures (les autres ne comptaient pas ?) et des traits réguliers pour les minutes. Une précision diabolique. Je me demande comment, avec ce genre d’engin, je pourrais charger mon premier client à 7h 14 min 15s. Tout le monde le sait : le temps c’est de l’argent.  A l’époque, ils parvenaient à en gagner avec des engins aussi rustiques ?

Ce soir, après le travail, on se retrouve avec les amis pour la soirée du mardi : bowling, restaurant, cinéma, pub puis je les inviterai à goûter le cocowisk (j’ai un bar avec plus de quatre cents bouteilles). Par contre, à minuit, extinction des feux. Le médecin m’oblige à diminuer le dosage de l’anti-sommeil. Depuis trente ans, j’étais réglé à cinq heures de sommeil par nuit. Mais passé cinquante ans, il m’a prescrit un dosage à 6. Une heure de moins de fête par jour, c’est chiant de vieillir. Je pense à ma vieille tante, la sœur de maman. A la fin, elle dormait vingt heures par jour, puis elle jouait au scrabble électronique durant les quatre heures où elle était réveillée. Elle est morte à la fin d’une partie.

A 7h 14min 28s, je démarre le véhicule. La liste des clients s’affichent ainsi que les prestations demandées. Le premier est M Granjean, bonne situation, loue pour se rendre à son travail, un véhicule avec chauffeur à 7h21min. Le trajet de 1,5 kilomètres n’excède pas 4 min. Je le reçois chaque jour par la phrase (Celle qu’il a demandée : Bonne journée, Monsieur), puis il insère sa carte de paiement dans la fente de la portière ; le montant est alors débité si l’heure et la présentation ont été respectées. C’est parti pour une journée de dur labeur en attendant la soirée et ses plaisirs.