La surproduction d’élites dirigeantes est une cause des crises voire de l’effondrement des sociétés. Telle est la thèse de l’anthropologue Peter Turchin dans son stimulant essai (Le chaos qui vient, 2024 traduction de End Times 2023) qui résume trois décennies de recherche scientifique.

Régulièrement, la taille de l’élite dirigeante croit plus vite que le nombre de postes qu’elle peut occuper. La compétition pour obtenir ces postes s’intensifie en conséquence. Parallèlement, la pression sur la population augmente pour nourrir l’élite en surnombre. Ce cocktail suscite des frustrations et des troubles. Il explose en révolution quand la partie de l’élite exclue du pouvoir s’allie avec la frange la plus active de la population mécontente. Peter Turchin montre que cette logique est récurrente dans l’histoire des civilisations.

Les hiérarchies dans les entreprises n’échappent pas à un tel schéma : la surproduction d’élite par rapport au nombre de postes à responsabilité redouble la compétition entre les dirigeants ou les managers. Le déséquilibre dépend du rythme de formation l’élite managériale.

La production de l’élite managériale obéit essentiellement de nos jours à une sélection par le mérite. L’exercice du pouvoir managérial est légitimé par la compétence acquise par l’expérience et, le plus souvent, validée par des diplômes. La rivalité au sein de l’élite est donc fonction du nombre de postes accessibles par rapport au nombre de diplômés aspirant à ces postes pour s’élever (ou se maintenir) dans l’échelle sociale.

Or tous les pays développés ou en développement ont connu un fort accroissement de l’élite managériale dans les quarante dernières années. En France, le nombre d’étudiants est passé de 1 à 2,8 millions entre 1985 et 2025. 20 % d’entre eux suivent des filières en gestion, la moitié dans des cursus privés dont le coût de plus en plus élevé est compensé par des perspectives de positions sociales rémunératrices.

En parallèle, durant la même période, les cadres et professions intellectuelles supérieures sont passés de 8% à 19% de l’emploi total. Le financement de ce doublement a été permis par un effort continu de rationalisation et une intensification du travail de l’ensemble des salariés. Les gains de productivité ainsi obtenu ont d’abord financé l’augmentation de la taille de l’encadrement. Mais ces gains ont des limites et, à partir de 2008, ils connaissent un pallier et, en conséquence, la croissance du salaire des cadres décline par rapport à celle des autres salaires.

La concurrence pour les postes s’est lentement accrue au détriment de la logique traditionnelle de progression assurée par la carrière et l’expérience. Elle s’est manifestée dans une culture du « changement permanent » comme mode de gouvernement bouleversant systématiquement les organigrammes et donc les positions acquises. De même, les vagues successives de « compétences clés » à maitriser ont régulièrement modifié la hiérarchie de l’excellence, d’abord dominée par la finance dans les années 1990, puis par le numérique à partir de 2010 et désormais par le marketing digital ou la RSE, demain par la maîtrise de l’Intelligence artificielle.

La compétition au sein de l’élite managériale a été suffisamment violente pour conduire beaucoup de cadres au stress et certains à l’épuisement professionnel. D’autres, à l’inverse, ont préféré se désengager face à des perspectives de progression devenues improbables ou trop dures.

La production et l’absorption d’une forte élite managériale éclaire les évolutions des organisations et d’une société confrontée désormais à une croissance durablement faible. S’ajoute la menace que fait peser la démocratisation de l’intelligence artificielle générative sur l’encadrement intermédiaire qui prouvait jusqu’alors sa valeur par le traitement et la synthèse des informations disponibles. Ce que les algorithmes font désormais plus rapidement et aussi sûrement. D’où la disparition annoncée de fonctions de support et de contrôle mais aussi d’analystes et un resserrement des débouchés pour l’élite managériale.

L’entreprise est le principal ascenseur social, s’il tombe en panne, non seulement l’élite mais toute la société risque d’être soudain enfermée dans une situation de rivalité explosive.