La crise sanitaire est un révélateur parfois embarrassant des ressorts de la société dont elle amplifie jusqu’à la caricature les mouvements et les comportements typiques. Par exemple elle a donné une dimension planétaire à un phénomène couramment observé dans les entreprises : l’emballement gestionnaire.
L’emballement gestionnaire naît du désir de maîtriser parfaitement une situation jugée problématique – qu’il s’agisse du déploiement d’un nouveau projet, d’une nouvelle manière de travailler, d’une réforme de l’organisation ou de son marché. Pour contrôler le processus, des gestionnaires définissent un Plan. Ils développent des indicateurs et des instruments qui précisent des objectifs et les étapes de leurs réalisations. Le Plan est un modèle surréel, une carte qui aide à percevoir la réalité, ses risques et ses impératifs, mais qui n’est pas la réalité. Rien de déraisonnable, bien au contraire.
Mais on bascule dans l’emballement gestionnaire quand la mise en œuvre du Plan cesse d’être un moyen pour devenir une fin. Coûte que coûte, il faut le réaliser. C’est-à-dire que, au sens exact du terme, la réalité devienne le Plan. Les gestionnaires aidés d’experts en tous genres créent alors des normes et des outils de contrôle, ils prescrivent la manière de les utiliser et les comportements indispensables. Les statistiques et les ratios déterminent le travail des exécutants, excluant les nuances qualitatives ou les cas particuliers. Les données sont entrées dans des tableaux et des grilles et elles finissent par être perçues comme plus vraies que le réel. Un effet de loupe fait écran à tout autre souci dans l’entreprise ou toute autre solution aux mêmes problèmes : on ne voit plus le monde qu’à travers les obligations du Plan et les étapes de son déploiement, saluées comme de grandes victoires sur l’adversité.
Le monde sous la loupe des ratios
La crise sanitaire a déclenché un emballement gestionnaire de ce type à l’échelle du monde. Son origine : la volonté légitime de bloquer totalement la Covid-19. Ses acteurs : les politiques appuyés par des experts bigarrés, des savants et des gestionnaires publics ou privés. Ses outils : des statistiques, des taux de contaminations ou de saturation des infrastructures hospitalières, des ratios, des moyennes, des projections, des discours alarmés, des normes et des prescriptions à la population, et donc un Plan (différent selon les pays). Voilà des semaines que nous ne voyons plus le monde que sous cette loupe.
Bien entendu, plus l’exigence de maîtriser la situation est devenue absolue, plus l’emballement s’est accéléré. Les indicateurs présentent les écarts comme d’inacceptables (car terrifiantes) pertes de contrôle. C’est alors l’escalade : la prolifération des obligations et des contrôles poursuit un mouvement irrésistible et sans fin puisque la situation ne serait complètement maîtrisée que si l’application du Plan remplaçait purement et simplement la réalité. Ce qui est impossible.
Une vertu : la prudence
Car la réalité est plus complexe que n’importe quel Plan et elle évolue plus vite que lui. Les efforts s’amplifient, les experts se divisent, le flou s’accroît, les coûts augmentent… Dans le monde des affaires, les entreprises qui ne succombent pas à l’emballement gestionnaire sont celles qui le stoppent avant qu’il ne tourne au délire collectif. Elles sortent de l’illusion que le Plan peut tout et elles se contentent d’un contrôle prudent de la situation tel que, si tout ne se déroule pas comme prévu, les résultats obtenus ne remettent pas en cause l’objectif général, même s’ils le dégradent plus ou moins. La prudence consiste à se demander : quelle dégradation des résultats peut-on accepter et que faut-il faire pour en limiter les conséquences ? Questions éthiques qui se traduisent en termes économiques.
Prendre conscience de l’emballement gestionnaire, ce n’est pas dénigrer le combat acharné contre la pandémie. Mais c’est rappeler que ce combat relève d’abord, quoi qu’on en dise, de la morale en politique, ce que la philosophie appelle la vertu de prudence. La prudence c’est l’art des choix difficiles parce qu’il faut accepter et assumer leurs inévitables effets négatifs. Les accepter pour mieux affronter leurs conséquences et prendre soin de ceux qui les subissent. La morale choisit cette responsabilité-là à l’opposé de l’aveuglement que produit le rêve d’un plan si parfaitement réussi qu’il nous délivrerait de toutes sortes de conséquences négatives et donc de toute responsabilité morale de nos choix.
Gouverner exige d’exercer la vertu de prudence. Sans elle, nous prenons pour une stratégie ce qui n’est qu’un emballement.